Le 22 janvier dernier Evo Morales célébrait dix années de présidence à la tête de la Bolivie par un discours au parlement de près de 6 heures dans lequel il dressait un bilan flatteur de ses mandats successifs. Et le 21 février prochain, il appelle la population à voter une modification de la Constitution de telle sorte qu’il puisse postuler en 2019 pour un quatrième mandat présidentiel.
Voici la répartie mordante, de Maria Galindo, militante féministe et des droits de l’homme à l’égard du caudillo indien qui s’accroche à son trône.
Lettre d’Evo aux Indiens vaincus de l’histoire
Mes frères victimes de la résistance anti coloniale, par vos noms et par vos exploits, vous m’avez servi d’emblèmes des plus utiles pendant ces dix années de pouvoir. J’ai compris ce qu'il en était de gouverner – je suis dans le fauteuil présidentiel et j’impose ma volonté (hago cumplir). Je fais en sorte que mes adversaires me craignent ; le pays ne respire que par moi (respira mi nombre). Je n’éprouve aucun doute ; les exploits qui ont causé votre mort, la trahison de vos résistances, tous vos échecs, ne sont pas les miens. Je ne suis pas seulement le premier président indien d'Amérique, je ne suis pas seulement un chef, je suis un gagnant pas un vaincu, comme vous.
Au début de ce gouvernement, je pensais naïvement que la cause importait plus que ma personne. Je pensais ingénument qu'il était plus important de décoloniser que d’être le président indien ; aujourd’hui, j’ai changé. Non seulement je suis plus important que la cause, mais la cause c’est moi. J’ai écarté toute cause qui ne m’était pas utile. En cela aussi, je suis différent de vous, les vaincus de l'histoire.
Dans l'armée, il y a eu des soldats qui ont opté en faveur de la décolonisation et se sont révoltés contre les généraux et leurs injustices. Moi, sagement, je les ai mis en prison et je me suis allié avec leurs supérieurs. Il m’a fallu peu de temps pour en finir avec eux, et peu m’importe que ces jeunes aient subi des injustices, pas plus que ne me touchent leurs raisons.
Moi, pour continuer à gouverner, je me suis allié avec les plus forts et c’est pour cela que les Forces Armées sont à mes côtés. Je leur donne ce qu'elles me réclament en échange de ce que ce soit moi le Président. Je me contente de ce qu’elles crient Patria o muerte, même si elles demeurent racistes et violentes, même si elles vénèrent les dictateurs militaires, même si elles exigent des privilèges. Tant qu’elles resteront evistas, je leur donnerai tout ce qu’elles demandent.
Le tramage de mon pouvoir avec les mouvements sociaux a été plus lent, mais très solide aussi. Les petits chefs de tous les mouvements sociaux ont valsé, tous les mouvements ont été divisés, tous ont été convertis en evistas. De l’intérieur, impossible de discuter ou d’exprimer un désaccord ; le changement, c’est moi, et quiconque me critique doit être exclu des organisations sociales.
Les mineurs, les membres des coopératives, les syndicalistes de la COB (Centrale ouvrière bolivienne), les Bartolinas (organisation des femmes d’agriculteurs), la Confédération des agriculteurs, tous me mangent dans la main. Il n'y a plus de leaders (têtes) dans aucun des mouvements ; les dirigeants sont tous médiocres, sans audience et sans visage. Peu m’importe qu’ils soient corrompus, violeurs ou tyranneaux (abusivos), l’important est qu’ils soient evistas, parce que le changement c’est moi.
Je les humilie publiquement, dans les assemblées, à la télévision.Je les traite de gros, je dis qu’ils sont intéressés (interesados) et cupides (utilitarios). Ils continuent de m’applaudir et ils ont peur de moi.Les mouvements sociaux n’ont plus aucun prestige, ne mènent aucune lutte ; c’est pour ça qu’ils me suivent.

J’ai tissé mon pouvoir par l’humiliation, face à moi personne ne garde sa dignité, pas même les femmes. L’un des secrets de ma politique a été de les rabaisser constamment en public et de les soumettre. Je leur dit de tout (digo de todo) en public, y compris aux ministres. Elles restent coites et m’applaudissent parce que je suis le patron. Cela n'a pas été un simple détail de ma stratégie de pouvoir, mais quelque chose de très important. Dans un pays machiste, humilier les femmes c’est politiquement très utile.
Et je me suis aussi allié avec les propriétaires de la terre, avec les grands patrons du pays, et avec les petits-enfants de ceux qui ont persécutés et écartelés les Indiens. De quelques-uns j’ai fait des ennemis et j’ai réussi à les proscrire afin de semer la peur dans leurs rangs. La peur bien établie, j‘ai conclu un pacte avec les autres : je leur donne tout à la condition qu’ils soient evistas. Aujourd'hui, les entrepreneurs sont evistas et heureux de s’en mettre plein les poches; ils continuent de s’enrichir comme autrefois. Pour moi il n'y a pas de problème, tant qu’ils demeurent evistas.
J’ai appliqué la même stratégie avec les médias : je les tiens au doigt et à l’œil. Les entretiens que je leur accorde ne sont pas des entretiens, mais des monologues durant lesquels ils n’ont pas le droit de poser des questions. Je peux les offenser et les ridiculiser. Je peux les accuser d'être de droite, mais aucun n'a le droit de me mettre en cause. Ceux qui l’ont fait ont perdu leur emploi et leur situation, et plus aucun ne s’y risque.
Je suis l’Indien président, je me moque de décoloniser ou d’en terminer avec le patriarcat, ou même de transformer réellement quoi que ce soit. Je parcours le pays faisant cadeau de petits chantiers (obras) aux bourgades et de grands ouvrages à mon cercle de loyaux alliés (ou : en distribuant des miettes dans les bourgades et en construisant des palais pour les miens).
L’allégeance à ma personne est la clef de mon gouvernement.
María Galindo est membre du groupe Mujeres Creando.
http://www.mujerescreando.org/