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Billet de blog 3 mai 2016

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Bolivie. Les nouveaux riches

L’émergence de ploutocrates sous couvert du socialisme du XXIe siècle. Le diagnostic commenté de Fernando Prado.

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Socialisme indigéniste, capitalisme aymara ou globalisation[1]

Bien que les principaux caudillos du processus politique actuel continuent de se présenter  inlassablement  comme anticapitalistes et soutiennent que l’on avance rapidement vers le socialisme, ils sont démentis chaque jour par les faits. Nous vivons au contraire une relance du capitalisme : un capitalisme populaire, venu d’en bas, après que le capitalisme des élites entrepreneuriales urbaines  eut connu une phase critique dans la région andine du pays ; et un capitalisme globalisé et transnational dans sa partie orientale.

Dans un premier temps ce sont les cadres politiques et la technobureaucratie qui ont été renouvelés dans les ministères, les entreprises publiques, et dans les gouvernements autonomes (départements, mairies..). Les gouvernants du « proceso de cambio » ont promu des jeunes d’origine indigène évidente mais culturellement métis, aux dépens des couches moyennes urbaines traditionnelles qui maintenaient des liens avec les différentes bourgeoisies du passé. Ils ont aussi renforcé le poids de l’État qui gère aujourd’hui plus de 30% de l’économie nationale.

Cependant, ces deux mouvements ne conduisent pas au socialisme ; au contraire nous vivons la formation de puissantes bourgeoisies d’origine indigène populaire, la plus puissante étant la bourgeoisie aymara, nommée aussi « bourgeoisie chola », une bourgeoisie « globalisée à la bolivienne » selon Carol Durán[2], surtout  importatrice, qui manipule d’énormes capitaux utilisés principalement pour importer des produits chinois.

Illustration 1
Cholet

Nico Tassi [3]soutient que « le pari des commerçants populaires n’est ni de remplacer ou subvertir le capitalisme, ni de se poser en avant-garde des mouvements sociaux… ».  Cette néo bourgeoisie est présente dans tout le pays, mais principalement à La Paz, où elle achète des immeubles dans la Zone sud[4], et à El Alto où elle exhibe des architectures très originales pour exprimer sa puissance économique et son goût esthétique, à Oruro avec les “Qamiris aymaras”[5] millionnaires étudiés par le Programa de Investigación Estratégica en Bolivia (PIEB)[6], à Cobija où selon les recherches de Carol Durán ces « nouveaux riches » luttent pour être reconnus comme l’élite locale, et finalement à Santa Cruz où ils se renforcent chaque jour plus. On voit donc qu’ils sont en train de se convertir en véritable bourgeoisie nationale.

Selon Nico Tassi, « les commerçants populaires ont une relation contradictoire avec le MAS. Ils forment sa base électorale, mais ils maintiennent des différences profondes avec lui sur des thèmes centraux tels que la modernisation, les pratiques de globalisation, la vision du territoire et celle du citoyen ». Et dans ce secteur des gremios (corporations de commerçants et d’artisans), il persiste « la vision d’un État autre (étranger) dont il convient de se protéger ».

S’il subsistait un doute, il est levé par les considérations suivantes tirées de l’article “Ayllu y poder Kolla[7]qui se fonde sur les concepts de Fernando Untoja[8] : « La caste blanche-métis n’est pas parvenue  à constituer une bourgeoisie. Le défi historique des Kollas (aymara quechuas) est de bâtir une bourgeoisie nationale en transformant son capital commercial en capital productif… une banque propre aux Kollas est fondamentale pour acheter à moyen terme toutes les banques de Bolivie ». Et plus loin : « cela me plairait de voir des Kollas entrepreneurs et investisseurs au XXIe siècle ».

Mais s’il est évident que le socialisme ne viendra pas du monde des Kollas (del collado), il y a encore moins de chance qu’il provienne de la partie orientale du pays où la pénétration du capitalisme globalisé et transnational a été massive sous ce régime, ce qui fait de Santa Cruz la ville du capitalisme le plus débridé. Les habitants de Santa Cruz ont semble-t-il  pris au sérieux Morales qui les invitaient à faire du fric (hacer plata ).

Examinons la composition du PIB crucénien. La part de l’agriculture a augmenté de 2%, celle de l’industrie, difficilement, de 4%, mais celles des finances et de la construction ont grimpé de 9% ; on a construit d’énormes centres commerciaux ; un autre est en route pour 200 millions de dollars ; il y a une kyrielle d’urbanisations encloses avec des lacs artificiels, des parcours de golf ou de polo, des parcs d’entreprises, des ponts sur le rioPiraí, quatre hôtels cinq étoiles, et la liste s’allonge ; plus d’un milliard de dollars ont été ainsi dépensés en quelques années.

La croissance de Santa Cruz ne peut être expliquée par les seuls excédents de sa base économique agroindustrielle traditionnelle. Dans ce monde globalisé elle attire des gens du monde entier parce qu’elle est perçue comme une ville où il est possible d’amener de l’argent et de le faire fructifier, sans contrôles ni désagréments.

Et tandis que les choses suivent ce cours, le gouvernement s’en prend nerveusement aux centres de recherche[9], pour le simple fait que ceux qui cherchent, principalement ceux qui se situent à gauche, dévoilent des vérités qu’il ne veut pas entendre et encore moins voir révélées ; ce qui explique la virulence des attaques et des menaces. C’est l’attitude typique des despotes de l’antiquité qui tuaient le messager porteur de mauvaises nouvelles.

Ainsi vont les choses. Réellement, est-ce un gouvernement socialiste ? Cherche-t-il à imiter la Chine et son gouvernement monopolisateur fort et répressif dont la population est privée de voix et de droits citoyens, et qui promeut un développement hyper capitaliste ? Liberté pour le capital et répression pour la population. Si c’est le socialisme qu’ils nous promettent, non merci.

Le principal intérêt de cette seconde chronique de Fernando Prado[10], outre le fait qu’elle met l’accent sur la contradiction entre l’annonce socialiste du gouvernement (rabâchée et tonitruante) et la réalité capitaliste de l’économie –à commencer par celle de la coca –, est de pointer l’émergence de la « bourgeoisie chola ».

On notera l’embarras terminologique dans lequel se trouve l’auteur qui qualifie cette bourgeoisie tantôt d’indigène, d’indigène populaire, d’indigène mais culturellement métis, de chola…Et il n’est pas le seul, tant le cadre racial officialisé par le gouvernement s’impose largement dans le pays.

Mais laissons, pour aujourd’hui, ce débat de côté. De fait, les nouveaux riches se sont rapidement multipliés ces dix dernières années qui proviennent à la fois des bourgs ruraux et des faubourgs urbains. Outre le grand ménage opéré par le Mouvement pour le socialisme (MAS) parmi les fonctionnaires pour placer les siens, et la création de nombreux postes dans les nouveaux services et entreprises publiques, ce mouvement d’ascension sociale a été largement favorisé par l’afflux de liquidités dans le pays du fait du renchérissement des matières premières sur les marchés mondiaux. Cette abondance d‘argent en circulation provient aussi des chèques envoyés par les migrants à leur famille (remesas)[11] et des bénéfices engendrés par la commercialisation de la coca et de ses dérivés, à propos desquels l’article reste muet. Soulignons aussi qu’une part substantielle du dynamisme commercial des populations andines s’effectue sur le mode de la contrebande.

Répétons-le, ce qui caractérise le processus d’ascension sociale actuel, c’est sa rapidité et la quantité de ses bénéficiaires, du fait des deux raisons que je viens d’exposer : le clientélisme d’un MAS devenu hégémonique, et la multiplication des opportunités d’enrichissement. Il est donc très voyant, d’autant plus qu’il adore se donner à voir[12].  Son originalité ne vient pas de ce qu’il promeut des individus et des familles d’extraction populaire. Le cas s’est déjà présenté souvent en Bolivie depuis la création de la République. Sans remonter très loin, rappelons qu’il en fut ainsi dans les années 1950 à la suite de la révolution de 1952, et que  les régimes militaires qui suivirent amenèrent un train de nouveaux possédants, officiers et civils, (notamment dans les années du gouvernement du général Hugo Banzer, quand le pays connu un bref cycle de prospérité). De plus, il convient aussi de rappeler que la loi de Participation populaire votée en 1994 qui a divisé le pays en municipalités a favorisé l’émergence d’un nouveau personnel politique et administratif rural qui est allé grossir les rangs du MAS par la suite. Et n’ayons garde d’oublier que les jeunes d’extraction populaire ont largement accédé à l’instruction secondaire et universitaire à partir des années 1980, et encore plus des années 1990, en conséquence de la réforme éducative mise en place par le Mouvement Nationaliste révolutionnaire(MNR) dans les années 1950-1960.

En fait, depuis son Indépendance la Bolivie se singularise par une circulation accélérée de ses élites, qui accompagne une instabilité politique chronique. Les élites émergentes sont toujours venues d’échelons inférieurs de la stratification sociale ; ce qui ne signifie aucunement des plus pauvres, mais de secteurs intermédiaires déjà sortis de la pauvreté obéissant à une loi générale bien mise en évidence par le sociologue et économiste Vilfredo Pareto.

Outre la quantité des bénéficiaires de l’ascension sociale la spécificité du moment actuel vient du discours racial dont le gouvernement et les siens l’accompagnent : cette insistance sur la revanche des Indiens contre les Blancs ou les « Blancs-métis »[13]qui sert d’étendard à sa politique soi-disant socialiste et de décolonisation.


[1] http://fernandoprado.cedure.org/  25 août 2015.

[2] http://www.la-razon.com/suplementos/financiero/Migracion-occidental-cambia-economica-Cobija_0_1830417049.html

[3] http://nuso.org/articulo/el-desborde-economico-popular-en-bolivia-comerciantes-aymaras-en-el-mundo-global/

[4] Quartier bourgeois situé au fond de la dépression de La Paz (3200m d’altitude), où les conditions de vie sont beaucoup plus clémentes que sur les hauteurs de La Paz et El Alto (3900 mètres).

[5] Littéralement « riches aymaras ». Bourgeoisie de transporteurs et de commerçants.

[6] Voir, http://www.scielo.org.bo/scielo.php?script=sci_arttext&pid=S1990-74512011000100004

[7] Pukara, 108, août 2015..

[8] Economiste et sociologue indianiste, formé en France.

[9] Allusion aux menaces de fermeture ou d’exclusion qui pèsent sur diverses ONG depuis le 10 août 2015 : principalement la Fundación Tierra historiquement liée à la coopération hollandaise et qui est membre du réseau  Asociación Latinoamericana de Organismo de Promoción ALOP, un ensemble d’organisations non gouvernementales de développement (ONGD) de vingt pays d’ Amérique latine et des caraïbes, le Centro de Estudios para el Desarrollo Laboral y Agrario (CEDLA) reconnu internationalement pour ses diagnostics économiques et sociaux, le  Centro de Documentación e Investigación (CEDIB)) qui a plus de trente ans d’âge et la Fundación Milenio qui produit des études économiques. http://www.paginasiete.bo/nacional/2015/8/10/gobierno-identifica-hacen-politica-dice-pueden-expulsadas-66088.html

[10] https://blogs.mediapart.fr/jean-pierre-lavaud/blog/250416/la-supercherie-indianiste

[11] Plus de 6% du PIB entre 2006 et 2009. http://www.cemla-remesas.org/informes/informe-Bolivia.pdf ;

 1.178 millions de dollars US en 2015.

[12] J’invite le lecteur à jeter un œil sur l’architecture des cholets (le terme mélange chalet et chola).  https://www.youtube.com/watch?v=djimr-sKtSw; https://www.youtube.com/watch?v=oyODqqxGQp0; https://www.youtube.com/watch?v=PbGQZpdv3eg

[13] Accoler Blanc et métis revient à exprimer une sorte d’embarras. L’existence de métis est tout de même une évidence que l’on ne peut totalement occulter. Mais le schéma binaire auquel la vulgate indianiste veut contraindre interdit d’utiliser, en contrepoint, la formule indigène-métis ou indien-métis. Dans la réalité le métissage biologique et le métissage culturel sont généralisés. Ce qui n’interdit ni la diversité des expressions culturelles locales – et leurs continuelles évolutions –, ni de grandes différences sociales inter groupes et intra groupes.

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