Le referendum du 21 février nous a tenus en haleine jusqu’à la dernière minute. On pouvait avoir des doutes sur l’impartialité du tribunal électoral, ce que suggérait l’annonce par le gouvernement que les premiers résultats, qui le donnaient perdant, pourraient bien s’inverser. Ce qui était en jeu, n’était pas rien. La vie du parti gouvernemental et le futur d’Evo Morales dépendaient de ces résultats. Le gouvernement joua le tout pour le tout, mais il ne put endiguer la profonde indignation suscitée par la révélation des scandales qui avaient secoué le pays pendant les semaines antérieures. Le résultat final montre qu’Evo Morales peut être vaincu, avec toutes les conséquences que cela implique tant pour la Bolivie que pour les pays de L’ALBA en déclin.

Premier point : c’est Evo Morales qui a lancé précipitamment la convocation du referendum par le truchement des « mouvements sociaux » qu’il contrôle ; c’est lui qui a proposé au pays une réforme constitutionnelle (légale mais peu démocratique) qui lui permettrait de prétendre à un quatrième mandat. Mais en misant sur la modification d’un seul article, il prenait un risque, dans un pays traditionnellement hostile au prolongement des mandats électifs (proroguismo). Une autre alternative avait bien été envisagée : inclure cette proposition dans un ensemble réformes, dont celle de la justice. Mais l’entreprise aurait pris du temps, elle serait intervenue pendant la période de vaches maigres à venir, et elle aurait pu faire naître des dissensions internes. Cette voie fut donc abandonnée.
Dans un premier temps renouveler le mandat présidentiel fut mal reçu, comme le montrèrent les sondages. Pour vaincre cette résistance le gouvernement décida d’une stratégie agressive à l’égard du Non. Il adopta un discours apocalyptique (« sans nous c’est le chaos »), et il entreprit de discréditer ses adversaires (« les partisans du Non reçoivent leurs instructions de «l’Empire » qui les finance, et de politiciens exilés, impopulaires en Bolivie »). Cette stratégie porta ses fruits, le Oui remonta dans les sondages jusqu’à atteindre le même score que le Non. Mais les enquêtes électorales montraient aussi qu’une frange de 20% d’indécis ferait la décision. Le gouvernement accentua son matraquage en opposant un passé de faillite au présent de stabilité et de réussite. Pendant ce temps l’opposition (très dispersée sur l’échiquier politique), mettait en avant l’ampleur de la corruption qui faisait chaque jour la Une ; elle insista particulièrement sur l’usage discrétionnaire des ressources du Fond Indigène qui étaient allées remplir les poches de dirigeants cooptés par le gouvernement, zélateurs enthousiastes du Oui.
Les dernières semaines avant le scrutin, les préférences électorales basculèrent à nouveau. Aux dénonciations de corruption vint s’ajouter la révélation rocambolesque des relations anciennes du Président avec une jeune fille devenue entretemps chef d’entreprise prospère et représentante d’une entreprise chinoise bénéficiaire de contrats millionnaires avec l’Etat. Cette affaire fut assimilée à un trafic d’influence, et elle émut l’opinion publique. L’image d’Evo Morales fut pour la première fois directement touchée. Et, cerise sur le gâteau, on découvrit aussi que le vice-président ne possédait aucun des diplômes universitaires dont il se prévalait. Les explications erratiques, gênées sans queue ni tête, du président et du vice-président, ne firent que renforcer la certitude que l’on était allé trop loin dans l’abus de pouvoir, et qu’il fallait imposer des limites. Il est probable que ces transgressions donnèrent aux indécis des arguments pour rejeter l’argument selon lequel le gouvernement était victime d’une guerre sale tramée par l’Empire. Cette nouvelle donne était évidente et on ne pouvait l’attribuer aux stratégies du camp du Non. Le MAS s’était lui-même emmêlé les pinceaux.
Il faut ajouter à cela la méfiance croissante à l’égard des instances électorales – comme à l’égard du pouvoir judiciaire et du Tribunal Constitutionnel. Ce dernier, dans un jugement digne d’anthologie a changé la manière de compter la durée des mandats présidentiels afin de permettre à Evo Morales de se représenter déjà (pour son mandat actuel, le troisième). Quant au Tribunal électoral, il refuse depuis des années de réviser les listes électorales (padrón electoral), viciées depuis l’origine, et maintenues secrètes jusqu’à maintenant : on connait le nombre des votants, mais on ne sait pas qui ils sont. Il y a un an une équipe technique de l’OEA avait recommandé de procéder à un audit de ces listes avant le referendum.
Aussi, les réseaux sociaux et de nombreux groupes citoyens se sont mobilisés pour surveiller le vote et en contrôler les résultats . C’est la première fois qu’une mobilisation d’une telle ampleur se produit en Bolivie. En conséquence, les détenteurs du pouvoir envisagent de réguler les réseaux sociaux qui, selon leurs dires, se seraient convertis en poubelles. Ils argumentent que la sale campagne qu’ils ont véhiculée est la cause de leur défaite.
Le jour du referendum, alors que les comptages rapides affichaient une large marge de votes Non des déclarations en provenance du palais du gouvernement ont augmenté les craintes d’une manipulation possible du suffrage ; elles faisaient état d’un match nul (empatetécnico) qui pourrait déboucher sur une très courte victoire du Oui dans les heures suivantes – une seule voix suffirait. Et de nouveau se produisit une mobilisation des électeurs pour dénoncer des cas de fraude, notamment par inversion des résultats dans certains bureaux de vote. On sait qu’il y eut des désaccords au sein du gouvernement entre les « durs » et les « réalistes », et qu’il y eut aussi des tensions au sein du Tribunal électoral. Finalement, le Non gagna par un faible écart. Cependant le doute persiste. Les résultats publiés reflètent-ils la réalité ? On ne le saura pas, car le comptage final ne fut guère transparent, c’est le moins qu’on puisse dire.
Quelles sont les conséquences politiques de ce referendum ? En premier lieu, la victoire du Non est une défaite politique sévère pour Evo Morales, jusque-là considéré comme invincible et désormais moralement diminué. En second lieu, c’est un vote sanction contre le MAS, qui risque d’être victime de forces centrifuges du fait de l’impossibilité de trouver un successeur à son caudillo, qui ne peut être remplacé du fait même qu’il est caudillo. Evo Morales est l’aimant qui assure la cohésion interne des clans et des factions composant la direction du MAS ; il représente à la fois la force et la faiblesse du MAS qui survivra difficilement à son caudillo. En troisième lieu, des conflits pourraient surgir au sein du noyau des gouvernants qui s’est constitué grâce à l’appropriation d’un pouvoir central qu’ils considèrent comme leur bien : ce qui les a liés risque maintenant de les diviser.
Il va falloir gouverner un pays divisé qui peut connaître des turbulences. Elles dépendront de la réponse du gouvernement à ce changement de contexte, et de sa capacité à contrôler un MAS sans structure partisane, qui n’est plus un projet politique mais seulement une mosaïque d’intérêts ; un ensemble de factions et de clans rivaux dont les visées s’opposent, comme vient de le prouver la prise d’assaut d’une municipalité emblématique du « proceso de cambio”, actuellement aux mains de l’opposition, qui a entraîné la mort de six personnes.
Une fenêtre s’est ouverte pour que l’opposition politique, bien faible, puisse se renouveler. Mais elle est aussi hétéroclite que le furent les raisons de voter contre la réforme constitutionnelle. Elle n’a pas de projet alternatif, ni de leader d’envergure. Elle traîne les casseroles du passé. Et si elle manque de bonnes idées, elle regorge d’ambitions. Tout cela fait obstacle à ce qu’elle puisse canaliser le mécontentement croissant de la population.