Le 18 septembre dernier, un groupe d’élus du Movimiento al socialismo (MAS) a présenté un recours devant le Tribunal constitutionnel plurinational (TCP) pour que les clauses qui limitent le droit à la réélection du président à deux mandats successifs seulement soient abrogées (notamment l’article 168 de la Constitution)[1]. Si le Tribunal constitutionnel accepte la requête, la porte de la réélection indéfinie d’Evo Morales à la présidence de la Bolivie sera ouverte.
Les manœuvres de l’évolâtre[2] pour se perpétuer à la tête de l’État n’ont rien de surprenant. Elles n’ont jamais cessé. La règle des deux mandats successifs autorisés par le texte constitutionnel de 2009 avait déjà été tournée en 2013. Le Tribunal constitutionnel avait considéré que le premier mandat présidentiel (2006-2009) ne devait pas être pris en compte dans le calcul ; seul valait celui qui avait démarré dans le cadre de l’État plurinational qu’avait instauré la nouvelle Constitution (2009-2014). Réélu, Morales a initié son troisième mandat en janvier 2015. À peine installé, il s’est préoccupé d’assurer la possibilité de sa réélection suivante ; celle de 2019. Il a décidé d’avoir recours au referendum pour modifier la Constitution et en finir ainsi avec la limitation à deux mandats successifs. La consultation a eu lieu en février 2016 et, en dépit des dépenses de propagande, des multiples barrières élevées contre les opposants à sa prorogation, et des fraudes, le « non » à la révision constitutionnelle l’a emporté, à l’étonnement et au grand dam des partisans du chef de l’État. Et depuis cet échec, Evo Morales et ses proches, n’ont de cesse de nier la validité de ce résultat et de trouver un moyen, d’apparence légale, pour permettre une nouvelle réélection[3].

Ce qui est plus surprenant, ou tout au moins plus insolite – car plus grand-chose ne surprend de la part de ce gouvernement dans la manière dont il se joue des lois qu’il a lui-même fait voter –, c’est le procédé qu’il utilise et l’argumentaire qu’il emploie.
Le procédé d’abord. Il recourt au Tribunal constitutionnel. Or celui-ci est chargé de faire appliquer la Constitution, pas de la modifier. La manière d’y introduire des modifications passe par le referendum (article 411). Autrement dit, la Constitution fixe les modalités d’intervention du Tribunal constitutionnel et celui-ci est le garant de l’application de celle-là, et non l’inverse.
L’argument ensuite. La possibilité de se représenter aux élections serait un droit de l’homme, et ce type de droit universel serait supérieur à n’importe quelle disposition de la Constitution nationale qui devrait s’y ajuster – la requête se réfère à la convention inter américaine relative aux droits de l’homme, le Pacte de San José de Costa Rica, signé le 22 novembre 1969[4]. On notera d’abord que le gouvernement se réveille tardivement. Jusqu’ici la contradiction entre la limitation constitutionnelle qui fixe les conditions dans lesquelles un individu peut se présenter à la présidence, et des droits de l’homme qui autoriseraient un quidam à se présenter toutes les fois qu’il lui chante ne lui avait pas sauté aux yeux.
Mais surtout, cette interprétation saugrenue conduit à une dérive inquiétante. Dans les années 1970, quand l’Amérique latine était sous le joug de dictatures militaires, le rappel de la charte universelle des droits de l’homme a fourni un argumentaire puissant pour lutter contre l’oppression armée. En Bolivie, la Commission Justice et paix de l’église catholique, puis l'Assemblée permanente des droits de l'homme de Bolivie (APDHB) relayés par la Centrale ouvrière bolivienne (COB) (où est la COB aujourdhui?) ont réussi à ouvrir des brèches dans lesquelles se sont engouffrés tous les opposants au régime militaire. L’audacieux combat des femmes de mineurs entrées en grève de la faim au siège de l’archevêché de La Paz à la fin de l’année 1977, bientôt suivies par plus d’un millier de jeûneurs répartis dans les principales villes du pays – hommes et femmes – des étudiants (beaucoup d’étudiants), des ouvriers, des paysans, des religieux … permit de recouvrer des libertés, de récupérer le droit à l’exercice syndical, d’organiser des élections…Il fallut encore quelques années avant que les militaires cèdent définitivement la place à des civils élus. Mais la voie du retour à la démocratie avait été tracée[5]. Observons aussi au passage que c’est au nom de la défense des droits de l’homme que se sont battus les dissidents des pays de l’Est et que les régimes communistes ont été fragilisés jusqu’à la chute du mur de Berlin en 1989.
Aujourd’hui, par un singulier retournement, le caudillo Morales appuyé par son quarteron de séides invoque les droits de l’homme pour faire sauter les dernières barrières qui l’empêchent d’exercer à vie la présidence de la Bolivie. Cette instrumentalisation cynique des droits de l’homme a toutes les chances de réussir, puisque l’affaire va être jugée par ses féaux du Tribunal constitutionnel. Autrement dit, en cas de succès, la clique au pouvoir aura réussi le tour de force de mettre les droits de l’homme au service de la dictature. Quelle vilenie !
Coda
La manœuvre d’Evo Morales est calquée sur celle de Daniel Ortega, président du Nicaragua qui, en 2009, eut lui aussi recours à la Cour suprême qu’il contrôlait pour lui faire rendre un arrêt selon lequel l’interdiction de sa réélection prévue dans la Constitution violait ses droits politiques de citoyen. Elle s’apparente à l’usage de la nouvelle assemblée Constituante que vient d’engendrer Nicolás Maduro pour se maintenir en fonction et s’arroger les pleins pouvoirs au Venezuela[6]. Et bien sûr elle s’inspire de la permanence des frères Castro à la tête de Cuba ; le gouvernement cubain étant le plus ferme allié et soutien de ces divers apôtres du « socialisme du XXIème siècle » qu’il a inspirés et entourés de ses conseillers, notamment au sein de leurs appareils militaires.
[1] La demande comprend en fait un recours en inconstitutionnalité contre cinq articles de la Ley de Régimen Electoral 026 et une demande « d’inapplicabilité " de quatre articles de la Constitution (156, 168, 258 et 288) interdisant la réélection du président, du vice-président, des gouverneurs départementaux, des maires, des élus départementaux et municipaux.
[2] Ou evocrate. Le néologisme egocrate a été mis à l’honneur par le philosophe Claude Lefort à propos de l’URSS communiste : « Tout un enchaînement de représentations se découvre ici […]. Identification du peuple au prolétariat, du prolétariat au parti, du parti à la direction, de la direction à l’Egocrate. À chaque fois un organe est à la fois le tout et la partie détachée qui fait le tout » (1983, pp. 174-175). Lefort, Claude, L’invention démocratique, Paris, Livre de Poche, 1983. À ceci près que le « socialisme du XXIème siècle » d’Evo n’a ni la cohérence, ni la force du communisme stalinien. Heureusement !
[3] Pour un historique plus complet, voir l’excellent article de Fernando Molina « La lucha por reelegir a Evo Morales » http://www.paginasiete.bo/ideas/2017/9/24/lucha-reelegir-morales-152978.html
La manœuvre du MAS a donné lieu à de nombreux commentaires indignés dont voici un petit échantillon : http://www.paginasiete.bo/opinion/agustin-echalar-ascarrunz/2017/9/24/evo-forever-153232.html ; http://eju.tv/2017/09/corromper-la-democracia/ ;
http://eju.tv/2017/09/de-garcia-meza-a-morales-ayma/ ;
http://eju.tv/2017/09/camino-a-la-usurpacion-de-la-soberania-popular/ ;
http://eju.tv/2017/09/algo-mas-preocupante-que-el-intento-por-la-reeleccion/; http://eju.tv/2017/09/asambleistas-del-mas-no-nos-tomen-por-tontosas/ ; http://www.paginasiete.bo/opinion/carlos-toranzo-roca/2017/9/27/huele-nicaragua-venezuela-153571.html ; http://eju.tv/2017/09/una-constitucion-inconstitucional/ ; https://www.eldia.com.bo/index.php?c=OPINION&articulo=Inconstitucionalidad-de-la-Constitucion&cat=162&pla=3&id_articulo=236031 ; http://www.paginasiete.bo/opinion/raul-penaranda/2017/9/28/reeleccion-corifeos-poder-153711.html ; http://www.paginasiete.bo/opinion/carlos-d-mesa/2017/10/1/presidencia-carta-154112.html; https://www.youtube.com/watch?v=skFpVATiHpg
[4] Notamment l’article 23 du Pacte de San José de Costa Rica selon lequel «Tous les citoyens doivent jouir des droits et facultés ci-après énumérés : a) De participer à la direction des affaires publiques, directement ou par l'intermédiaire de représentants librement élus; b) D'élire et d'être élus dans le cadre de consultations périodiques authentiques, tenues au suffrage universel et égal, et par scrutin secret garantissant la libre expression de la volonté des électeurs; et c) D'accéder, à égalité de conditions générales, aux fonctions publiques de leur pays.
[5] Sur ce sujet voir mon article « Mères contre la dictature en Argentine et Bolivie » https://clio.revues.org/1450
[6] « La Constituyente propuesta hoy por Maduro, obedece al mismo objetivo: el acaparamiento institucional del poder (que celle de Chávez en 1999). La diferencia con la constituyente de 1999, es la ausencia de Mesías y la existencia de una oposición. Ésta está sometida al dilema: continuar observando las reglas democráticas de las que el castro/chavismo usa y abusa en pro de la instauración de un totalitarismo vitalicio, por lo que, quiéralo o no aparece legitimando la marcha hacia la institucionalización del totalitarismo, o romper, con las normas de la democracia y obstaculizar el método castrista de combinar el uso de la legalidad con su subversión. » écrit à ce propos Elisabeth Debray http://revistazeta.net/2017/09/16/oposicion-aprender-lidiar-metodo-del-castrismo/ . La Bolivie suit ce chemin. Morales vient de déclarer que l’indépendance des pouvoirs est une doctrine nord-américaine. http://www.infobae.com/america/america-latina/2017/09/21/evo-morales-la-independencia-de-poderes-es-una-doctrina-norteamericana/