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Billet de blog 8 février 2016

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Evo Morales. Vers une présidence à vie?

Les Boliviens voteront le 21 février prochain pour décider si Evo Morales pourra être à nouveau candidat à la présidence de l’État plurinational en 2019. Alors que le moment de la consultation approche les révélations d’un journaliste conduisent à soupçonner le chef de l’État de trafic d’influence.

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Le referendum

Le 21 février prochain les électeurs boliviens sont appelés à voter une modification de la Constitution. Ils devront répondre par oui ou par non à cette question : Êtes-vous d’accord avec la révision de l’article 168 de la Constitution politique de l’État afin que la Présidente ou le Président et la Vice-présidente ou le Vice-président de l’État puissent être réélus deux fois consécutives ? La première réélection concerne la période 2015-2020, et la seconde celle de 2020 à 2025. Comme Evo Morales a déjà gouverné 10 ans, il est donc proposé qu’il puisse demeurer président pendant 20 années consécutives.

Pourquoi organiser ce referendum maintenant alors que les prochaines élections nationales sont prévues pour 2019 ?  Sans doute parce que le président et ses proches anticipent une période économique difficile à cause de la chute des prix des matières premières sur les marchés mondiaux qui obligera le gouvernement à prendre des décisions impopulaires, notamment la réduction des prébendes et subventions qui alimentent sa machine clientéliste. Au demeurant, cette contraction économique a déjà commencé : les recettes fiscales tirées des exportations d’hydrocarbures ont baissé de 35% en 2015 relativement à 2014. Mais la Bolivie s’en tire plutôt mieux que certains pays voisins – le FMI prévoit une croissance de 3,5% pour cette année – et elle a de quoi résister en raison de ses réserves de devises accumulées pendant les dix années de vaches grasses qui viennent de s’écouler, de son faible endettement relativement à son PIB, et de l’importance de son secteur informel, commerce de la drogue compris – 60 à 70% de l’emploi ;  – qui sert en quelque sorte d’amortisseur ou d’édredon. Mais l’extrême dépendance du pays à l’égard de ses exportations de matières premières – gaz, principalement – et l’onde de choc de la récession du géant brésilien jointe à la médiocrité des performances des autres pays d’Amérique du sud (ses principaux partenaires commerciaux) laissent tout de même prévoir un tournant difficile. D’autant que l’industrialisation stagne – un peu moins de 17% du PIB depuis 2005 – et que les gains de productivité sont insignifiants.

En second lieu, ce scrutin est une manière de resserrer les rangs autour du chef de l’État à un moment où la figure du Vice-président est de plus en plus contestée par les organisations corporatistes regroupées sous l’appellation de « mouvements sociaux » : les organisations paysannes principalement.

Je ne m’attarderai pas sur une campagne électorale qui à l’instar des précédentes se déroule sur le modèle du stade en pente : une aire de jeu sur laquelle le rival doit jouer en montant, tandis que celui qui reçoit ou invite joue en descendant. Tout est permis aux partisans du « oui », président en tête, notamment en matière de propagande, tandis que les promoteurs du « non » ont peu de moyens pour s’exprimer publiquement et subissent menaces et brimades.  Cela vaut autant pour les opposants politiques que pour les journalistes ou intellectuels qui font valoir leur exigence de démocratie, dont on veut faire payer l’audace en les traînant devant des tribunaux serviles.

Tout est fait pour que la consultation prenne l’allure d’un vote de confiance, voire d’un plébiscite, en faveur d’un homme louangé par les siens comme un demi-dieu sauveur du pays, sans lequel la Bolivie serait menacée de l’apocalypse[1]. La conspiration des « forces obscures » contre le « gouvernement du peuple » est en marche. Si bien que le  Vice-Président vient de  suggérer aux collégiens de Porco (Potosí) dont il inaugurait l’établissement (Ah ! les inaugurations) : «Si quelqu’un d’ici à cinq ou dix ans veut nous prendre notre pétrole, notre électricité, préparez (ou revêtez-vous de) vos cartouches de dynamite (pónganse sus cartuchos de dinamita)  et chassez les, ou plus vulgairement : bottez-leur le cul (vayan a botarlos a patadas) »[2]. J’espère que les jeunes de Porco ne prendront pas au sérieux les plaisanteries de don Álvaro et ne se convertiront pas en djihadistes plurinationaux, ironise le poète Pedro Shimose[3].

Ce qui fait l’originalité de ce scrutin, c’est plutôt qu’il se déroule sur un fond de scandales. Après dix années d’accaparement du pouvoir et de colonisation de l’administration dont le Movimiento al socialismo (MAS) s’est appliqué à occuper tous les coins et recoins – et à créer de nouveaux postes pour placer ses clients – ce régime suinte la corruption. Dans un billet précédent, j’ai déjà décrit le scandale du Fondo indígena[4]. Depuis sa rédaction une étude est parue qui fait le point sur cette fraude : « La verdad sobre el Fondo Indígena. Un modelo vicioso de gestión pública»[5]. On y apprend que 95% des sommes dépensées pour soi-disant financer des projets de développement destinés aux indigènes et au monde paysan sont allées alimenter les comptes bancaires privés de centaines de dirigeants des « mouvements sociaux ».  Le préjudice est estimé à 2 500 000 dollars. Son auteur, un des analystes les plus incisifs de la vie politique bolivienne, va – bien sûr ! – être traîné en justice[6]. Tandis que la ministre de l’Agriculture qui a couvert cette saignée, n’a toujours pas été convoquée par les juges. Et elle n’est pas la seule, car les chèques ont été signés au ministère des Finances et ont donc été avalisés par le titulaire de ce portefeuille – en place depuis 2006.

Le trafic d’influence

Le journaliste Carlos Valverde vient de révéler, certificat de naissance à l’appui, que le chef de l’État bolivien a eu un troisième enfant – après Álvaro et Eva Liz -  nommé Ernesto Fidel Morales Zapata, né le 18 juin 2007 de Gabriela Geraldine Zapata Montaño, une jeune avocate diplômée de sciences politiques, âgé de 28 ans. Jusqu’ici rien d’extraordinaire.  Tout juste de quoi alimenter la presse people.

Mais il se trouve que Madame Zapata est représentante légale et directrice commerciale de la succursale bolivienne de l’entreprise chinoise Construcción Nacional  China e Importación y Exportación de Maquinaria Agrícola Engeenering Co. Ltd. (CAMC), depuis sa création le 27 août 2013. Cette succursale a pour objet de faciliter le travail de captation de contrats dans le domaine de la construction d’infrastructures de transport et d’usines. Elle a réussi à en obtenir sept qui concernent : la voie de chemin de fer Bulo Bulo (Cochabamba)-Montero (Santa Cruz), l’usine de potassium des salines d’Uyuni (Potosi), des équipements de forage pour la compagnie pétrolière Yacimientos petroliferos bolivianos (YPFB),  la construction de la sucrerie de San Buenaventura(La Paz) et des travaux pour l’entreprise de captation et de distribution d’eau Misicuni(Cochabamba), soit un total d’opérations de plus de 560 millions de dollars.

L’entreprise chinoise aurait donc des compétences multiples, un peu trop au dire de ses détracteurs qui s’étonnent de plus en plus de sa bonne fortune ; un succès facilité par le fait que les entreprises publiques sont autorisées à se passer de licitations, soi disant pour leur éviter des tracasseries et gagner du temps.

Depuis 2014, Madame Zapata est aussi actionnaire majoritaire d’une entreprise nommée Consilium SRL spécialisée dans l’architecture, la construction et l’ingénierie – elle en serait maintenant l’unique propriétaire. En 2014, cette société  se serait adjugé des travaux de logistique et de transport dans le cadre du projet sidérurgique du Mutún (département de Santa Cruz), à Puerto Tamarinero et  Puerto Busch, sur la voie navigable Paraguay-Paraná frontalière du Brésil, qui débouche sur l’océan Atlantique[7]. On ne sait rien du coût et de l’état actuel de ces réalisations.

Elle est encore représentante légale de la transnationale israélienne Telemania Ltda qui opère dans le secteur des énergies renouvelables. Dans une entrevue publiée par le journal El Deber (30 octobre 2013) elle dit s’être adjugée à ce titre (en sa qualité d’avocate ou au nom de la société Consilium ? On ne sait pas) un contrat public de production d’énergie électrique à partir la bagasse de canne à sucre, dans le département de Santa Cruz. Et elle représente Telemania Ltda pour l’obtention d’un contrat clef en main d’une usine de production d’électricité à Trinidad (Beni).

Le ministre de la Présidence est le premier à réagir à la nouvelle. Il admet une relation amoureuse du chef de l’État avec Gabriela Zapata, mais il affirme que ce dernier n’a plus de rapport avec elle depuis l’année 2007. Il refuse de répondre à propos de l’enfant, arguant que cela concerne la vie privée du Président. Il nie qu’il y ait trafic d’influences parce qu’elle n’a été embauchée qu’en 2013 par l’entreprise CAMC, et parce que la plupart des contrats du gouvernement avec cette entreprise ont été signés antérieurement. En fait,  trois contrats ont été signés après son recrutement, pour la somme globale de 343 millions de dollars[8]. Il affirme aussi : « Madame Zapata n’a aucun lien avec le Gouvernement national ”[9]. Il annonce un procès contre le journaliste Carlos Valverde après le referendum du 21 février[10]. Et enfin, il voit dans cette affaire une attaque brutale de l’opposition politique et des Etats Unis, « l’Empire », pour déstabiliser le Gouvernement et faire gagner le non au referendum.

Puis c’est au tour du Président de s’exprimer. Il reconnait son idylle avec Gabriela Zapata et la paternité d’un enfant né en 2007, qui serait décédé peu après sa naissance. Il confirme ne plus avoir de relations avec la mère de l’enfant et assure qu’il ne savait même pas qu’elle travaillait pour le compte de l’entreprise chinoise CAMC. Il fustige l’opposition et la presse pour avoir utilisé un enfant aux fins de cette basse attaque. Comme preuve de sa bonne foi, il affiche que l’État a rompu un des contrats qui le liait à la CAMC, celui du chemin de fer Bulo-Bulo/ Montero parce qu’elle n’avait pas exécuté le travail dans la période prescrite. Il lui a même intenté un procés, si bien que la CAMC ne peut normalement plus obtenir de nouvelles licitations.

Selon la journaliste Amalia Pando, l’entreprise aurait dû terminer son ouvrage sur la voie ferrée Bulo Bulo/Montero le 20 décembre 2015, mais elle n’avait alors effectué qu’à peine 20% du travail. Et elle ajoute : « À San Buenaventura, ils ont livré un petit quintal de sucre, et les équipements de forage livrés à YPFB ne fonctionnent pas »ajoute-t-elle[11]. On apprend aussi par la presse que la plupart des chantiers ont du retard et que les rapports de l’encadrement avec les ouvriers sont médiocres (surtravail, mauvais traitements, retards de paiement…).  Par conséquent, on se pose des questions sur les raisons qui ont amené le gouvernement à passer autant de contrats avec une entreprise à l’efficacité si douteuse.

Quant à la défense qui vise à masquer le problème du trafic d’influence en faisant pleurer sur la mort de l’enfant et en fustigeant ceux qui l’utiliseraient à des fins politiques, elle commence à prendre l’eau. Certains indices laissent à penser que la relation Morales-Zapata continue, notamment une photo du président enlaçant madame Zapata, qui aurait été prise l’an dernier au carnaval d’Oruro[12].  Et même si elle n’est plus aussi proche de lui qu’en 2007 on voit mal l’entreprise chinoise l’embaucher pour une autre autre raison que celle d’huiler ses liens avec le président, et de garantir ses rapports avec son gouvernement, afin de décrocher de nouveaux contrats. 

De plus, les preuves  de la (bonne) fortune de la jeune Madame Zapata s’accumulent [13]. Et la question se pose des origines de son patrimoine et de son habileté à obtenir des contrats de travaux publics, tant pour elle que pour ses mandants. L’opposition politique demande des explications et une enquête approfondie à propos de l’origine de ses biens, et sur ses relations avec l’État ; elle annonce la formation d’une commission parlementaire à cet effet. Mais la dépendance de la justice à l’égard du pouvoir exécutif est telle ( sans compter son incurie et la corruption qui la gangrène) que les informations nouvelles sur cette question ne pourront probablement arriver que par des voies privées.

C’est la première fois qu’Evo Morales se trouve directement impliqué dans une affaire de corruption alors que le Vice-président et plusieurs ministres (sans compter les gouverneurs, maires, hauts fonctionnaires de la police et de la justice, directeurs des entreprises d’État…) ont déjà été mêlés à des scandales, dont la plupart n’ont pas été élucidés. Rappelons simplement ceux qui touchent des proches chef de l’État : Juan Ramón Quintana (ministre de la Présidence) entre autre pour l’autorisation d’entrée en Bolivie  de 33 camions de contrebande en 2008 ; Alvaro García Linera (le Vice-président)  pour avoir favorisé plusieurs membres de sa famille : l’affaire la plus connue étant celle de la concession des services de restauration de l’entreprise publique Boliviana de Aviación (BOA ) à une entreprise de laquelle sa belle sœur était la principale actionnaire[14] ;  et actuellement l’ ex ministre de l’Agriculture, Nemesia Achacollo, pour le scandale du Fondo Indigena dont il a déjà été longuement question.

Quant à la suite de ce feuilleton et ses incidences sur le vote, veremos comme on dit là-bas. Il n’est pas du tout sûr que  ces révélations desservent le président. Il se pourrait que la compassion suscitée par la triste histoire de l’enfant mort l’emporte sur l’indignation causée par la  présomption de trafic d’influence. On peut faire confiance au  gouvernement pour qu’il  utilise toutes les ressources de son appareil de propagande afin qu’il en soit ainsi.


[1] Voir mon billet « Le Vice » du 18 janvier dernier.

[2] ANF, 1 février 2016.

[3] http://www.eldeber.com.bo/opinion/me-encanta-mi-pais.html

[4] https://blogs.mediapart.fr/jean-pierre-lavaud/blog/040116/corruption-tout-va-en-evolandia

[5]On peut consulter le livre sur http://www.icees.org.bo/2016/01/la-verdad-sobre-el-fondo-indigena/, et écouter longuement son auteur sur  https://www.youtube.com/watch?v=y36tSWkZpZk

[6] http://www.eldeber.com.bo/bolivia/anuncian-proceso-autor-del-libro.html

[7] http://www.eldeber.com.bo/bolivia/gabriela-zapata-montano-mira-perfil.html  et http://www.rimaypampa.com/2016/02/trafico-de-influencias-gill-y-zapata.html et http://boliviaiiprimeraplana.blogspot.fr/

[8] http://eju.tv/2016/02/camc-se-adjudico-3-obras-us-343-millones-despues-la-contratacion-exmujer-evo-morales/

[9]Página Siete, 5 février 2016.

[10] La CAMC va elle  aussi attaquer le journaliste en justice, et levice-ministre de Décolonisation, Félix Cárdenas, propose de fermer la chaîne de télévision dans laquelle il produit son émission.  J’invite donc à être attentif à son sort, tout comme à celui d’Amalia Pando citée aussi dans cet article. Leur franc-parler et la qualité de leurs informations leur ont déjà valu d’être relégués dans des medias à faible audience, leurs employeurs précédents ayant été menacés de lourdes sanctions.

[11] http://eju.tv/2016/02/amalia-pando-la-mujer-azul-munequea-los-contratos-chinos/

[12] http://eju.tv/2016/02/evo-morales-gabriela-zapata-compartieron-palco-oficial-del-carnaval-oruro-2015/

http://eju.tv/2016/02/evo-morales-gabriela-zapata-padrinos-bautismo-2014/

[13] http://eju.tv/2016/02/gabriela-zapata-vive-en-una-lujosa-vivienda-que-pertenecia-al-politico-guillermo-fortun/ 

http://eju.tv/2016/02/revelan-nuevos-detalles-gabriela-zapata/

[14] http://eju.tv/2014/05/arrecian-las-crticas-al-vice-por-nuevo-contrato-ven-que-su-familia-se-aprovecha/

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