Le 28 mai 2016, Evo Morales écrit sur son compte Twitter[1] « Celui qui se cache ou s’enfuit est un criminel avéré. Ce n’est pas une victime politique ».
C’est le journaliste Carlos Valverde qui est dans sa ligne de mire ; celui qui a révélé, en février dernier, l’existence d’un fils caché du président, et qui a montré que la jeune mère de l’enfant occupait une position stratégique au cœur d’un dispositif d’attribution de contrats de l’État bolivien à une grande entreprise chinoise. Il vient de se réfugier en Argentine pour échapper au harcèlement des partisans du caudillo.
Poursuivant sur sa lancée Evo Morales croit bon d’ajouter : « J’ai été persécuté depuis la présidence de Victor Paz Estenssoro jusqu’à celle de Tuto Quiroga et je ne me suis ni échappé ni caché. J’ai gagné contre eux en faisant triompher la vérité ».
Ce qu’il oublie de préciser c’est qu’il avait derrière lui le puissant syndicat des cultivateurs de coca (cocaleros) élargi à certains moments à l’ensemble du syndicalisme paysan et ouvrier, que diverses ONG nationales et internationales soutenaient sa cause dont les organisations de défense des droits de l’homme, qu’une partie de l’Eglise catholique lui prêtait appui, que les medias faisaient largement écho aux brimades qu’il subissait, et que l’appareil de justice, certes corrompu et inepte, n’était pas totalement inféodé aux gouvernants, comme il l’est maintenant. Il omet aussi de mentionner que ses provocations, ses outrances et ses exactions, d’autant plus médiatisées qu’elles étaient réprimées, servaient sa cause politique. Et c’est précisément la qualité de résistant politique qu’il refuse d’accorder à ceux qui ne font que dévoiler la corruption et les turpitudes de son gouvernement.

Agrandissement : Illustration 1

Voici la réflexion de Carlos Toranzo Roca[2] à propos de cette perfidie du caudillo. Elle montre clairement l’atmosphère de suspicion et de crainte provoquée par le gouvernement.
Les criminels avérés[3]
Pendant la dictature de Banzer,[4] dans les quelques cafés ou restaurants ouverts, et même dans les lieux publics, on ne pouvait pas converser librement, on devait chuchoter par crainte de la police et de la répression.
Aujourd’hui, c’est pareil, on ne peut pas parler à cœur ouvert. Quand on s’exprime sur les fraudes du régime ou à propos des violations des droits de l’homme, il faut se méfier de son voisin, et comme hier on a peur. Aujourd’hui, dans les bureaux, les fonctionnaires s’enregistrent les uns les autres pour dénoncer celui qui dit du mal du régime, et bien sûr on enregistre les non fonctionnaires pour les terroriser, les escroquer, les conduire en prison.
Kundera nous a raconté des histoires semblables. « Moi le suprême »[5]décide qui est une fripouille. Il l’a fait avec Carlos Mesa et avec Eduardo Rodríguez[6]. Ensuite, voyant qu’ils pouvaient lui être utiles, il les a inclus dans l’équipe des négociateurs du conflit maritime avec le Chili. Mais il n’a pas cessé pour autant de les haïr. Aujourd’hui, il désigne les criminels avérés. Sa voix vaut sentence ; la justice a pour seule fonction d’accorder les jugements à ses ordres, de légaliser ce qu’a décidé le patron du pays.
Si quelqu’un fuit la répression, on lui dit que son départ est un aveu de culpabilité. C’est un criminel avéré. Et il y a environ 500 exilés[7] ! C’est bien ce qu’ils sont ces fuyards, des exilés qui ont pris leurs distances avec la justice et la police vénales qui allaient les jeter en prison pour des motifs insignifiants, ou simplement parce qu’ils ne communient pas avec les idées du régime.
Cette accusation prête à rire et elle fait honte, car ils veulent soumettre les fuyards à une justice qui n’en est pas une. C’est une succursale du ministère de l’Intérieur, du ministère de la répression ; les procureurs et les juges sont ses agents. Les non diplômés jugent les diplômés, les élèves de l’école des Amériques[8], les San Roman[9] jugent les gens de gauche qui continuent de défendre les droits de l’homme. Ils n’ont pas une once d’humanité ; ils ont laissé mourir Kieffer, Fortún, Bakovic[10] ; ils voudraient faire la même chose avec Leopoldo Fernández ou l’avocat León[11]. La prison ne suffit pas pour ceux qu’ils considèrent comme leurs ennemis, ni pour ceux qui osent s’opposer au régime ; ils veulent leur mort.
Ils veulent châtier Diego Ayo[12], pour effrayer les intellectuels qui osent aborder, preuves à l’appui, la corruption de l’État. Ils veulent obstruer le puit de corruption du Fondo Indígena ; ils veulent tourner la page pour qu’on ne parle plus de ce pillage. Les gauches d’autrefois haïssaient les militaires, mais ce gouvernement « révolutionnaire » pilote avec eux ; il les a cooptés ou effrayés, et ils en arrivent, comme en Corée du Nord, à composer des hymnes à la gloire du détenteur du pouvoir (…).
Sans aucune pudeur, leur chef adresse encore d’autres louanges au « Duce » : il révèle s’il a eu des enfants, s’il les a reconnus, sur les barges[13] ou ailleurs. Une telle obséquiosité emplit de honte, elle reflète une époque sans valeurs, où l’éthique a été enterrée. L’insulte fuse, la terreur sourd, pour que tous s’autocensurent. Si bien que de nombreux commentateurs ou intellectuels ont changé la tonalité de leurs écrits, et que certains se sont convertis en laudateurs du régime, par crainte de perdre leur emploi.
Et de nombreuses institutions de coopération sont effrayées, elles aussi. Ceux qui devraient défendre les droits de l’homme sont les plus indécents (vergonzozos). Ils occultent les atteintes à ces droits et se font les militants des « révolutions ». Ils devraient déserter leurs bureaux et militer pour le Movimiento al socialismo (MAS), afin d’accorder leurs actes à leur cœur et à leur pensée. Qu’ils cessent de se cacher derrière les officines internationales de défense des droits de l’homme !
Il faut se ranger du côté des victimes, du côté de ceux qui sont poursuivis, et défendre la liberté d’expression, de la presse et de la pensée. Il faut lutter pour un État de droit et faire le bilan du gouvernement. Nous nous contenterions de peu : la liberté de parler librement n’importe où, d’exprimer nos pensées et nos sentiments hors de la présence des mouchards et des policiers qui nous surveillent pour nous condamner et nous emprisonner. Nous voulons simplement la démocratie pour nous, nos enfants et nos petits-enfants.
[1] http://www.la-razon.com/nacional/EvoMorales-Valverde-delincuente-confeso-Bolivia_0_2498750104.html
“quien se esconde o escapa es un delincuente confeso. NO es un perseguido político” ; “He sido procesado desde Víctor Paz Estenssoro hasta Tuto Quiroga y no me escapé ni me escondí. Les gané con la verdad”.
[2] Docteur en économie et analyste politique. Coordinateur des programmes politiques et économiques de l’Instituto Latinoamericano de Investigaciones Sociales - Fundación Friedrich Ebert (FES-ILDIS).
[3] http://www.paginasiete.bo/opinion/carlos-toranzo-roca/2016/6/8/delincuentes-confesos-98957.html 04/06/2016-
[4] Gouvernement militaire du général Hugo BanzerSuárez (1971-1978).
[5] Allusion au titre du livre de l’auteur paraguayen Augusto Roa Bastos, Seuil, Cadre vert, 2008.
[6] Les deux présidents de la république qui ont précédé Evo Morales.
[7] 601 en 2013, selon les chiffres du Haut-commissariat aux réfugiés, auxquels il faut ajouter 214 demandeurs d’asile. http://www.acnur.org/t3/recursos/estadisticas/tablas/
[8] Allusion au ministre de la Présidence Juan Ramón Quintana formé à la contre insurrection dans cette école de guerre Nord-américaine.
[9] Ministre de l’Intérieur du gouvernement du Mouvement Nationaliste Révolutionnaire (MNR) des années 1950, réputé pour sa férocité.
[10] Fernando Kieffer fut ministre de la défense du gouvernement d’Hugo Banzer (1997-2001) et Guillermo Fortún Suárez fut son ministre de l’Intérieur. José María Bakovic, fut président du Servicio Nacional de Caminos (SNC). Tous trois étaient gravement malades. Le harcèlement judiciaire et l’emprisonnement a hâté leur mort.
[11] Leopoldo Fernández a été arrêté en 2008 alors qu’il était préfet du département du Pando. Il est accusé d’être le responsable intellectuel de la mort 13 personnes lors d’un affrontement du personnel de la préfecture avec des manifestants paysans, alors qu’il est de plus en plus évident que cet affrontement mortel a été causé par une provocation du gouvernement. Son procès n’est toujours pas achevé. Malade, il est assigné à résidence depuis 2013, après avoir été emprisonné jusque-là. Eduardo León, avocat de l’ancienne maîtresse d’Evo Morales a été arrêté irrégulièrement et sous des prétextes futiles. Les décisions judiciaires qui ont suivi ne sont pas moins scandaleuses. Il a été mis en détention provisoire en attendant d’être jugé. Mais du fait de son état de santé, il reçoit actuellement des soins médicaux dans une clinique. On le fait surveiller par huit policiers armés.
[12] Économiste et analyste politique, auteur d’un rapport détaillé sur la corruption au sein du Fondo Indígena ; un organisme destiné à promouvoir des projets de développement en zone rurale : http://www.icees.org.bo/2016/01/la-verdad-sobre-el-fondo-indigena/
[13] Allusion à un scandale retentissant concernant la commande à une entreprise chinoise d’un lot de barges destinées à la marine bolivienne. Elles ont été payées au prix fort, ont fait l’objet d’énormes pots de vin, et n’ont jamais été livrées.