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Billet de blog 17 février 2016

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Pourquoi voter Non à un nouveau mandat présidentiel d’Evo Morales?

Argumentaire d’un opposant, professeur d'économie, à la prorogation du mandat présidentiel suivi d’un exposé personnel sur la manière dont, dès 2006, le gouvernement d’Evo Morales fait usage de la diffamation pour assurer sa domination.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Dimanche prochain les boliviens se prononceront pour ou contre la possibilité de proroger le mandat d’Evo Morales à la présidence du pays en 2019.  La campagne électorale se termine.  Elle a été marquée par le fait que le camp des partisans du Non a été grossi par plusieurs groupes citoyens qui ont contribué vigoureusement à son animation[1].  Des personnalités connues, journalistes, juristes, professeurs, intellectuels… ont aussi exprimé publiquement leur point de vue, notamment dans la presse. C’est l’argumentaire de l’un d’entre eux, l’économiste Juan Antonio Morales, qui fait l’objet de la première partie ce billet.

Dans la seconde partie, je reprends un commentaire écrit en 2006 sur la manière dont le gouvernement utilise la diffamation pour discréditer les gouvernants et les fonctionnaires des gouvernements précédents,  dont l’ex-président de la Banque centrale. 

À mon humble avis [2]

En ces temps de referendum et de sondages on pourra constater que les pronostics présentent toujours une bonne marge d’erreur. Pourtant, en ne m’appuyant que sur un seul échantillon et sur un seul avis, le mien, j’ai quelques certitudes. Évidemment, ce n’est pas sur la base d’une seule observation qu’on  peut prétendre à un résultat statistique valide.  Ce n’est pas, non plus, ce que je prétends faire.

En conscience, je sais que je voterai pour le Non.  Plusieurs raisons justifient mon choix. Pour commencer, il n’est pas démocratique de changer la Constitution à des fins personnelles.  Il est vrai que les chefs de gouvernement de certains pays démocratiques gouvernent ou ont quelquefois  gouverné longtemps, après avoir été réélus, mais jamais en changeant la Constitution.  On ne la modifie pour permettre à un homme de continuer  à jouir des délices du pouvoir que dans certains pays africains peu respectables, et dans les États latino-américains du réalisme magique.

En second lieu, parce que pendant les dix années où le MAS a gouverné le pays, il a détruit  le peu de respect des institutions qu’on était parvenu à établir avant lui.  Il n’existe plus de séparation des pouvoirs. Le système éducatif fonctionne si mal que le ministre de l’Éducation se refuse à toute évaluation internationale. Le système de santé ne va pas mieux, comme le faisait remarquer le père Mateo[3].  Le patrimoine de la banque centrale, qui a perdu son indépendance, s’est fortement réduit.  


Les violations des droits de l’homme et des droits constitutionnels ont été constantes.  On a ourdi des délits de corruption contre les opposants. On a donné un effet rétroactif aux lois actuelles et on a instruit des procès politiques (juicio de responsabilidad)  contrevenant la Charte des droits de l’homme des Nations Unies qui fait pourtant partie de notre législation.


Les tragédies de l’ Hotel las Américas [4], de Porvenir[5], de la Calancha[6] ou de Chaparina[7] ne seront jamais élucidées si ce gouvernement se perpétue ad nauseam. J’éprouve aussi  une tristesse inconsolable de la mort de ce Bolivien distingué et intègre, José-Maria Bakovic, anéanti par la masse de soixante-dix procès sans fondement, dictés par le gouvernement.   


Le même gouvernement a fait approuver une Constitution « programmatique », qui reconnait une multitude de droits, ou plutôt d’aspirations, dont  il est difficile de vérifier la satisfaction.  En revanche les droits à la réputation,  à l’honneur et à la propriété privée ont été bafoués. La Constitution n’est invoquée qu’à des fins utilitaires.  Comme au temps  des régimes militaires, elle n’a de valeur que lorsqu’elle ne contredit pas les desseins du gouvernement.

Je voterai Non parce que si le Oui  l’emportait, le gouvernement  serait plus arrogant encore. Au lieu de chercher le consensus pour faire front à la crise économique, il  aura recours à l’insulte et au discrédit. Tous ceux  d’entre nous qui proposons des solutions alternatives ne sommes que des traîtres à la Patrie ou, pis encore, des néolibéraux.


Nos exportations ont bénéficié d’un long cycle de prix internationaux très élevés,  qui a engendré des recettes telles que  jamais nous ne l’aurions rêvé. Mais la gestion de l’économie n’a pas été à la hauteur de la manne qui nous est tombée du ciel.

 
Qu’a-t-on fait avec tant d’argent ? Quelle quantité  a-t-elle été investie dans les infrastructures, le renforcement des institutions et  la diversification de l’économie ? Peut-être un peu dans l’infrastructure routière, ce qui est très bien et peut avoir des prolongements pour la croissance. Mais guère plus.

Par manque d’idée pour affronter la crise on nous proposé un agenda patriotique pour 2025 accompagné d’un nouveau plan de développement.  Or le premier plan de développement de ce gouvernement (2006-2011), n’a pratiquement pas été respecté. Les objectifs de croissance n’ont pas été atteints, pas même dans ses intentions qualitatives.

Pour mettre  en œuvre le nouveau plan de développement, il faudra avoir recours à d’importantes  ressources  externes ;  sa mise en œuvre dépend presque entièrement de ce qui pourra être ainsi glané. Je souhaite bonne chance à ses promoteurs! Mais, je ne ferai pas partie des jobards qui croient aux merveilles qu’on nous promet.  

Juan Antonio Morales, un électeur bolivien qui fut professeur de statistiques.

Illustration 1
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Il se trouve qu’en 2006 j’avais écrit quelques lignes où il était question de Juan Antonio Morales.  Elles n’ont jamais été publiées et il me semble que dix ans après elles viennent  à propos.  Elles montrent qu’il était déjà parfaitement prévisible que ce régime se jouerait des lois et prendrait des allures dictatoriales.

Diffamation à tout va

Parmi les procédés mis en œuvre par le gouvernement d’Evo Morales pour conforter son pouvoir, il en est un utilisé de manière systématique qui révèle plus que d’autres la nature de ce nouveau régime : la diffamation.

Deux députés du MAS viennent d’accuser le ministre des Finances de Gonzalo Sanchez de Lozada  d’avoir donné l’ordre de retirer de la Banque Centrale de Bolivie la modeste somme de 800 millions de bolivianos (100 millions de dollars), entre  le 12 octobre et le 14 octobre 2003,  La scène aurait été filmée par le système de vidéo surveillance de la banque. De fait une vidéo censée apporter la preuve de ce forfait passe en boucle à la télévision. On y voit des fonctionnaires et des gardes qui portent des boîtes noires et des liasses de billets. Voici le peuple témoin du détournement.

Pourtant , comme le fait remarquer Juan Antonio Morales, qui était alors président de la Banque Centrale, « si cette affirmation était vraie, la quantité d’argent qui circule dans le pays aurait augmenté d’un coup de 30%. Ce qui aurait entraîné une forte augmentation des prix ou une diminution des réserves internationales. Or ce ne fut pas le cas. De plus, en raison du poids et du volume que représente une telle somme,  les problèmes de stockage et de transport auraient été colossaux, notamment dans un pays en effervescence dont les routes étaient hérissées de barrages». 

Bien entendu la manœuvre n’avait pour but que de charger un peu plus, s’il en était besoin, l’ex-président Gonzalo Sanchez de Lozada, déjà sous le coup d’une accusation de génocide pour ce qu’il est convenu d’appeler le massacre d’octobre 2003, quand la répression par la police et l’armée des protestataires, bloquant la ville de El Alto pour obtenir la nationalisation des hydrocarbures et la refondation du pays par une Assemblée constituante, fit 60 morts et140 blessés.

Un nouveau procès politique (juicio ampliatorio de responsabilidades) a, de ce fait, été ouvert qui ajoute une accusation à la précédente et fait des ex-ministres des Finances et de l’Intérieur, ainsi que d’autres hauts fonctionnaires et de l’ex-président de la Banque Centrale, les complices d’un vol des ressources nationales. 

 Ce sont  des accusations hautement symboliques, et dont les bénéfices attendus sont à la hauteur du préjudice porté aux personnes qui se trouvent amalgamées dans le même ensemble des traîtres et des corrompus. Elles font suite à d’autres. C’est ainsi que la plupart des ex-présidents du pays sont mis sur la sellette : Eduardo Rodriguez Veltzé est accusé de trahison à la patrie pour avoir laissé sortir du pays des missiles chinois en possession de l’armée afin qu’ils fussent désamorcés ; Carlos Mesa Gisbert  pour avoir eu l’intention de comploter avec l’armée afin de se maintenir au pouvoir ;  Jorge  Quiroga  pour avoir signé des contrats pétroliers préjudiciables à l’État.

Après tout, on peut se dire que certains ex-présidents, du seul fait d’avoir gouverné, ne sont pas  exempts de reproches, et  qu’ils ont  pu commettre des indélicatesses et des erreurs coupables, voire tragiques, qu’il est nécessaire de juger. Cependant, l’accusation va bien au-delà de ces hommes et les procédures mises en œuvre  par le gouvernement actuel sont pour le moins douteuses.  Pourquoi salir l’ex président de la Banque centrale  renouvelé à son poste pendant onze ans et ayant servi sous six présidences de la République et 11 ministres des finances, dont tout le monde –  à l’exception des nouveaux maîtres du pays – s’accorde à reconnaître la compétence et l’honnêteté [8]?

L’opération vise à montrer qu’avant l’arrivée du nouveau pouvoir tout était pourri : les institutions et les hommes, comme en témoigne un autre montage. En mars 2006, à la suite d’une procédure illégale et sous la pression du pouvoir exécutif, on jetait en prison sans jugement l’ex président du Servicio Nacional de Caminos (SNC), José Maria Bakovic, auparavant poussé à démissionner de ses fonctions, en l’accusant rien moins que de « préjudice économique envers l’État, malversation de fonds et conduite antiéconomique». Or cet homme, élu à ce poste en septembre 2001 par un vote du Congrès acquis avec plus de 90% des voix, a précisément fait sa réputation en luttant contre la corruption dans un service auparavant connu pour ses trafics douteux ; un service par lequel passe 30% de l’investissement public, et donc objet de bien des tentations.  Comme le SNC est l’une des administrations  les plus richement dotées – sinon la plus richement – par la coopération internationale, et que son domaine fait l’objet de nombre de contrats juteux, la rigueur de son président a valu à celui-ci beaucoup d’ennemis. Même l’association pour la défense des droits de l’homme (APDH) peu suspecte d’hostilité au nouveau gouvernement s’est émue du sort de José Maria Bakovic, un homme déjà  âgé à la santé fragile[9].

La stratégie qui consiste à montrer du doigt les ennemis du gouvernement, à les accuser de fautes graves pour les donner en pâture à l’opinion, à faire systématiquement  usage de la diffamation pour les salir, montre le peu de crédit que ces nouveaux puissants accordent à  la personne et aux règles élémentaires de la  justice et, finalement, leur profond mépris pour la démocratie.


[1] À ce sujet voir : http://america-latina.blog.lemonde.fr/2016/01/21/en-bolivie-une-autre-gauche-est-possible/

[2]  Titre original : Con muestra de tamaño 1  Source : http://www.paginasiete.bo/opinion/2016/2/8/muestra-tamano-86075.html      

[3] Le père Mateo s’est distingué par son action en faveur d’une médecine de qualité pour les plus démunis. Il s’est attiré l’inimitié du président et de son ministre de la présidence en orchestrant une campagne pour obtenir une augmentation substantielle du budget de la santé.

[4] Hôtel dans lequel, le 16 avril 2009, trois supposés suspects accusés de mener un projet séparatiste et de fomenter un attentat contre le chef de l’Etatfurent assassinés. Trois autres furent arrêtés pendant cette opération de police. Le soi-disant projet séparatiste servit ensuite de prétexte pour décapiter l’opposition politique du département de Santa Cruz.  Certains accusés sont toujours sous le coup d’un procès,  tandis que d’autres se sont exilés.

[5] Le 11 septembre 2008, près du bourg de Porvenir (département du Pando), un affrontement entre des syndicalistes paysans partisans du gouvernement et des fidèles du préfet du Pando fit 15 morts : 13 paysans et 2 fonctionnaires de la préfecture. Ce fut le prétexte de la militarisation du département. Le préfet fut arrêté. Il n’est toujours pas jugé.

[6] La ville de Sucre aspirait à assurer pleinement son rôle de capitale du pays. L’Assemblée Constituante refusa   d’examiner sa demande. Dans le même temps, cette assemblée tentait de faire approuver de force le projet de réforme constitutionnelle inspiré par le pouvoir exécutif. Du 24 novembre au 26 septembre 2007 des manifestations de réprobation furent violemment réprimées par la police. Il y eut trois morts et près de 300  blessés. Les responsables n’ont pas été jugés.

[7] Lieu d’une brutale intervention policière, le 25 septembre 2011, contre la marche pacifique des indigènes du parc national protégé Isiboro Sécure (TIPNIS) qui s’opposaient à ce qu’une route coupe leur territoire en son milieu. Il y eut des dizaines de blessés. En dépit de cette répression, les marcheurs, partis de Riberalta(Beni) le 15 août 2011, parvinrent à La Paz le 19 octobre suivant. Ils parvinrent momentanément à stopper un projet gouvernemental toujours d’actualité.

[8]En septembre 2009, à nouveau accusépour manquement à ses devoirs et enrichissement illicite au nom de la loi rétroactive contre la corruption Marcelo Quiroga Santa Cruz,  il fut brièvement détenu. Ses lourds problèmes de santé et une vigoureuse campagne de soutien nationale et internationale conduisit le juge à transformer sa peine de prison en assignation à résidence, le  9 septembre 2011.

 http://www.lostiempos.com/diario/actualidad/economia/20110909/repudio-por-la-detenci%C3%B3n-de-juan-antonio morales_141026_289634.html.

 http://www.lostiempos.com/oh/entrevista/entrevista/20120108/juan-antonio-morales--%C2%ABel-economista-se-impone-a-la_155925_324937.html

[9] José Maria Bakovic, soumis à une véritable torture psychologique et obligé de courir d’un tribunal à l’autre aux quatre coins du pays, est décédé d’un infarctus le 12 octobre 2013 à l’âge de 75 ans. Après sept ans de persécutions incessantes, il calculait qu’en voyages, logements et soins médicaux, il avait dépensé 1700 000 boliviens (240 000 dollars)    http://www.lostiempos.com/oh/entrevista/entrevista/20131110/jos%C3%89-mar%C3%8Da-bakovic-y-la-justicia-que-no-fue_234492_508424.html

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