À la suite de mon précédent billet « Pachamama, mon cul ! », je reprends aujourd’hui une critique inspirée par une chronique journalistique diffusée par une radio publique quelques temps avant l’élection présidentielle d’octobre 2014 qui porta Evo Morales à la présidence de la Bolivie pour la troisième fois consécutive. Elle avait été proposée à un quotidien de circulation nationale qui après l’avoir retenue ne l’a finalement pas publiée par manque de place.
Il ne s’agit plus de relever, à l’instar de George Steiner, que « La dimension temporelle du journalisme est une simultanéité nivelante. Tout a plus ou moins la même importance…L’énormité politique et le cirque, les bonds de la science et ceux de l’athlète, l’apocalypse et l’indigestion, reçoivent le même tranchant. Paradoxalement, cette urgence graphique, par son côté monotone produit l’anesthésie ».[1] Ce qui m’agite dans ce billet, c’est la légèreté de propos journalistiques qui peuvent sans doute capter l’auditeur par leur exotisme et leur simplisme mais qui non seulement sont éloignés de la réalité mais de plus contribuent à la masquer ; propos d’autant plus regrettables que l’information relative à la Bolivie diffusée en France est extrêmement rare.
Et ce qui motive aussi cette publication d’un texte ancien, c’est le rappel d’une situation électorale qui par ses caractéristiques annonce celle qui se profile maintenant et que je prévoyais (je n’étais pas le seul, bien sûr) : le referendum prévu en février 2016 permettant de modifier la Constitution bolivienne de telle sorte que le caudillo puisse à nouveau présenter sa candidature à la présidence autant de fois que bon lui chantera.
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La politique bolivienne mérite-t-elle d’être traitée avec sérieux ? Il est permis d’en douter à l’écoute de la chronique qui lui a été consacrée le 16 juillet au matin par France Inter. Les élections nationales qui auront lieu le 12 octobre prochain fournissent le prétexte de cette présentation de quatre minutes. Il y est affirmé que ce qui compte « aux yeux de beaucoup de Boliviens «, c’est que l’homme de 54 ans qui se présente pour la troisième fois consécutive à la présidence, « il faut systématiquement le rappeler », est le premier président indien de Bolivie. Depuis l’indépendance du pays, en 1825, les criollos, descendants d’espagnols, « n’avaient pas lâché la barre », la politique étant « une affaire trop sérieuse pour la laisser aux faces de lamas ». L’élection du président indien est par conséquent « une vraie revanche historique ». Cependant son entreprise de décolonisation, visible au plan culturel, n’atteint pas la police et l’armée « dirigées par des officiers blancs», dans un pays où « la moitié de la population est indienne ». Voilà comment on diffuse les clichés les plus éculés, mais aussi les plus tenaces. Il n’y aurait en Bolivie que deux ensembles de population nécessairement hostiles : les Indiens et leurs colonisateurs. Et la politique nationale serait décryptable en mettant en scène leur opposition. Il ne semble pas être venu à l’idée du locuteur qu’il fallait prendre du recul vis-à-vis de la mise en scène de la propagande officielle soigneusement orchestrée par un gouvernement qui s’est emparé des pouvoirs exécutif, législatif, judiciaire, électoral et de nombreux médias.
La Bolivie n’est pas l’Afrique du sud. La population y est largement métissée au plan biologique comme au plan culturel. Il serait trop long d’en retracer ici les raisons et les étapes. Pour connaître les débuts de ce processus continu depuis la conquête jusqu'à nos jours, j’invite le lecteur à se reporter à la brillante synthèse historique de Carmen Bernand et Serge Gruzinski Histoire du nouveau monde dont le tome 2 s’intitule précisément : Les métissages. De plus Evo Morales n’est pas le premier président indien de Bolivie – si l’on accorde du crédit à cette distinction. Je ne citerai qu’un de ses prédécesseurs : Andrés de Santa Cruz, président de la Bolivie et du Pérou (1829-1839) dont la mère Juana Basilia de Calahumana était la fille d’un cacique des bords du lac Titicaca ; sa famille se prétendait descendante des Incas. Mais si l’on va plus au fond on se heurte au redoutable problème de la définition de l’Indien. Cette catégorisation est entérinée officiellement par les recensements qui décrètent iIndiens ceux qui s’auto-affilient à des ensembles linguistiques (aymara, quechua, guarani …) ; des ensembles dont la nouvelle Constitution de l’ « État social de droit plurinational communautaire unitaire, libre, indépendant, souverain, démocratique, interculturel, décentralisé et autonome » bolivien a fait des peuples et des nations. Cette comptabilisation et la conception qu’elle traduit font largement débat. Et s’il est compliqué, je l’accorde, de s’y retrouver dans les mélanges, bigarrures, syncrétismes, et autres hybridations qui font la richesse biologique et culturelle de ce pays, il est abusif et dangereux (cf. Marc Crépon et Amin Maalouf) d’en patenter et diffuser une vision bipolaire culturo-raciale. Les officiers de police ou de l’armée ne sont pas Blancs depuis l’indépendance, comme il est dit – au demeurant, il n’est pas plus aisé de reconnaître les Blancs que d’identifier les Indiens. Ces deux troupes armées ont été, plus ou moins selon les époques, des canaux d’ascension sociale pour des contingents de jeunes gens qui, certes, ne venaient pas des couches sociales les plus pauvres ou de la petite paysannerie mais bien d’humble extraction urbaine et rurale : ce fut particulièrement vrai pendant toute une moitié du 20e siècle. Et ils eurent maintes occasions d’exercer le pouvoir, d’acquérir une notabilité et de s’enrichir dans un pays agité par des coups d’État jusqu’au début des années 1980.
Plus légère encore – c’est un euphémisme –, est la formulation selon laquelle Evo Morales brigue un troisième mandat ; « a priori interdit par la Constitution, mais bon enfin ! L’important n’est pas là ». Peu importe donc que les gouvernements qu’il a présidé aient éliminé la plus grande partie des opposants en les accablant de procès (jusqu’à 20 pour certains accusés), en les contraignant à la prison ou à l’exil, et même en leur faisant porter la responsabilité de complots fomentés d’en haut pour les éliminer de la compétition politique. Peu importe que toutes les élections qui ont suivi celle de 2005 aient été entachées de fraudes – celle des hauts magistrats en 2011 atteignit des sommets d’imposture grotesque – et que celle qui vient suive le même chemin. Tout le secteur public est mobilisé pour la campagne en faveur du président candidat et de ceux de son parti ; et les fonctionnaires doivent contribuer à son financement par une retenue sur leur paye. La propagande officielle est omniprésente dans les media – la figure d’Evo Morales passe en boucle dans des spots télévisés – tandis que celle des opposants occupe la portion congrue, quand elle y figure. Les élus qui se représentent doivent démissionner, mais cela ne vaut ni pour le président, ni pour le vice- président. Les circonscriptions sont tracées de telle sorte que le monde rural, et d’une manière générale les régions les plus favorables au parti présidentiel soit surreprésentées. Certains territoires sont interdits d’accès aux opposants pour y faire campagne : la coordination des planteurs de coca du Chaparé, celle-là même dont Evo Morales est toujours le secrétaire exécutif (n’y-a-t-il là rien de choquant ?), vient d’arrêter cette décision en assemblée ; démocratique, bien sûr. Même si cette interdiction a été jugée illégale par le Tribunal suprême électoral, l’intimidation demeure. Deux magistrates du Tribunal constitutionnel dont une décision avait déplu viennent d’être destituées par un simple vote de l’Assemblée législative plurinationale alors qu’elles n’avaient effectué que leur travail qui consiste à vérifier la constitutionnalité des lois votées par cette même assemblée. Et elles sont menacées de dix ans de prison par le vice-président en personne. Ce ne sont que quelques exemples d’une situation où l’arbitraire et l’intimidation règnent sous un habillage légal ornemental. Le président lui-même n-a-t-il pas déclaré en 2008 : «Quand un juriste me dit Evo, tu te trompes, ce que tu fais est illégal, je fonce … ensuite je dis aux avocats, si c’est illégal, légalisez ; pourquoi avez-vous étudié ? "[2]
Evo Morales sera donc réélu ; largement réélu. Et ce dont il est question maintenant c’est de lui assurer à vie la présidence du pays. Ses partisans viennent de suggérer que la Constitution soit modifiée dans ce but. Le même projet est en gestation en Équateur, où il est impulsé par le président Rafael Correa en personne.
« Mais bon, enfin ! L’important n’est pas là ».
Rédigé fin juillet 2014
[1] George Steiner, Réelles présences, Les arts du sens, Paris Gallimard essais, 1989, p.48.
[2] https://www.youtube.com/watch?v=iQgppmweyOg