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Billet de blog 21 novembre 2017

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Tripotage électoral en Bolivie

L’élection des hauts magistrats qui doit avoir lieu le 3 décembre prochain donne la mesure des manipulations auxquelles peut se livrer le pouvoir exécutif bolivien pour inféoder l’appareil judiciaire. Elle laisse augurer les trucages dont il est capable pour assurer un quatrième mandat présidentiel à Evo Morales aux élections de 2019.

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Les élections judiciaires

Le 16 octobre 2011, au prétexte d’éviter la politisation de l’appareil judiciaire, le gouvernement bolivien a organisé pour la première fois l’élection des hauts magistrats du pays au suffrage universel. En dépit d’une participation massive de près de 80% de l’électorat, trois votes sur cinq ont été déclarés nuls ou blancs si bien qu’aucun des candidats n’a obtenu plus de 10% des suffrages exprimés et que la majorité des hauts magistrats ont été élus avec environ 6% des voix. 

Ce premier choix a été si peu probant que de l’aveu même des gouvernants l’administration actuelle de la justice est un « désastre »[1].  Une majorité de boliviens la juge pire depuis les élections de 2011. Et  le World Justice Proyect rule of law index de 2016 place la justice bolivienne en cent quatrième position sur 113 pays, près de l’Ouganda (105), du Pakistan (106), de l’Ethiopie(107), du Zimbabwe (108) (et c’est le Venezuela qui occupe la dernière position)[2].

Il a donc été décidé d’organiser une nouvelle élection pour renouveler totalement les titulaires de la haute administration judiciaire. L’examen des candidatures recevables a été effectué à partir du mois de mai par une commission de présélection composée de représentants de l’Assemblée nationale et du Sénat, assistés par des juristes universitaires. Puis l’Asamblea Legislativa Plurinacional a choisi les candidats éligibles parmi eux. Et le vote final de l’électorat national aura lieu le 3 décembre prochain.

En fait, le  Mouvement pour le socialisme (MAS), le parti de la majorité qui soutient Evo Morales, a trié des candidats adhérents ou sympathisants à sa cause, puis il a fait valider ses choix par la commission de présélection.  Et c’est lui aussi qui a désigné les juristes censés cautionner la validité des titres des postulants et leurs mérites professionnels. Si bien que certains se sont vite retirés de la commission en l’accusant de partialité. Ce premier tri ayant été effectué, il ne restait plus à l’assemblée législative – dans laquelle les élus du MAS sont largement majoritaires – qu’à arrêter la liste définitive des candidats qui leur semblaient les plus à même de servir leur cause.  Ce fut chose faite le 31 août dernier. Sur les 597 postulants  de départ, elle a retenu 96 candidats répartis comme suit : 14 pour le Tribunal Agroambiental Plurinacional (TAP), 36 pour le Tribunal Supremo de Justicia (TSJ), 10 pour le Consejo de la Magistratura  (CM)  et 36 pour le Tribunal Constitucional Plurinacional  (TCP)[3]. Et le vote du 3 décembre, n’a d’autre but que de valider et d’officialiser cette liste par un simulacre d’élections libres[4].

Si bien que l’opposition et les mouvements citoyens appellent au vote blanc ou nul[5]. Cependant, la présidente du Tribunal suprême électoral a déclaré que pour ce type d’élections, la loi interdit toute campagne électorale. Par conséquent, selon elle, l’appel au vote nul ou blanc est aussi interdit. Seul serait permis l’appel à voter, en vue d’aboutir un scrutin massif de la population.  Pourtant, l’article 161 de la Ley de Régimen Electoral précise bien qu’il y a trois types de vote possibles : valide, nul  et blanc[6]. Et la loi dit seulement que l’on ne peut pas faire campagne pour ou contre un candidat pris individuellement.  Mais son interprétation par le gouvernement et le Tribunal électoral expose les propagandistes du vote nul à des sanctions pécuniaires et à la prison.

Finalement, à ce jeu, et quel que soit les scores des candidats à ces élections, la Bolivie va se retrouver une fois de plus dotée d’un corps de hauts magistrats médiocres et inféodés au pouvoir exécutif, tandis que l’opposition sera d’autant plus fragilisée que non seulement ses recours judiciaires auront peu de chance  d’aboutir en raison de la partialité des nouveaux juges, mais qu’ on aura encore trouvé un prétexte supplémentaire pour lui chercher querelle.

Illustration 1

La réélection d’Evo Morales

Selon l’article 169 de la Constitution le mandat présidentiel dure cinq ans et le président ne peut être réélu consécutivement qu’une seule fois. Élu pour la première fois en 2005, il a déjà réussi à transgresser la loi de telle sorte qu’il exerce actuellement son troisième mandat consécutif. Il cherche maintenant un moyen pour la transgresser à nouveau, et se présenter aux présidentielles de 2019, après que sa proposition de modifier la Constitution pour parvenir à cette fin eut été rejetée par la population lors du referendum du 21 février 2016. 

Le MAS a imaginé de faire appel au Conseil Constitutionnel pour rendre cette nouvelle candidature possible. Le 18 septembre dernier, il a déposé un recours visant à déclarer inconstitutionnels cinq articles de la loi électorale (Ley de Régimen Electoral), et inapplicables quatre articles de la Constitution limitant la possible réélection des autorités[7]. Le 13 octobre dernier, ce recours a été accepté par le TCP qui dispose normalement de 45 jours pour émettre son jugement. 

En attendant, la campagne en faveur de la réélection bat son plein, et le pouvoir exécutif agit comme si la décision du conseil Constitutionnel était déjà acquise.  Le vice-président García Linera a appelé à préparer les présidentielles dès le 2 novembre dernier, en assurant qu’Evo Morales sera candidat[8]. Et le président lui-même a déclaré le lendemain : « Ce processus est irrésistible, c’est un chemin sans retour, quoiqu’ils fassent et quoiqu’ils disent, mes frères, mes sœurs, nous allons continuer, parce que nous sommes les mouvements sociaux des différents secteurs, mineurs, paysans, enseignants, transporteurs »[9]. Puis le 6 novembre, dans un discours, il a évoqué la Constitution bolivienne de 1826 qui instaurait une présidence à vie[10], en faisant mine de s’étonner de cet antécédent historique.

Des manifestations de soutien en faveur de sa candidature ont été organisées dans les grandes villes[11]. Les observateurs ont noté qu’à La Paz, le 7 novembre, les bureaux de l’administration étaient vides à l’heure du défilé. Ils ont vu que les marcheurs devaient signer un cahier d’assistance. Les membres des  syndicats paysans Tupac Katari ont été tenus, eux aussi, de faire acte de présence[12]. Et les cocaleros des Yungas ont dénoncé  les pressions auxquelles ils avaient été soumis : menaces d’amendes et de suspension de la commercialisation de leur coca d’un à trois mois, en cas de non-participation à la manifestation[13].  Il n’y a pas de quoi être surpris par ces pressions. Il en va de même dans toutes les manifestations officielles.    

Cependant, pour certains observateurs, le pouvoir exécutif amuse la galerie avec son recours devant le Tribunal Constitutionnel.  Selon eux, quelle que soit la manière dont il s’y prendra pour donner une apparence de légalité à sa démarche, Morales sera de nouveau candidat en 2019.

Pour le politologue Carlos Cordero Carrafa, le plan projeté est tout autre que celui qui agite actuellement les esprits et que l’opposition s’épuise à combattre[14].  Evo Morales renoncerait à sa charge un an avant l’échéance électorale et laisserait la place à son vice-président Álvaro García Linera. Le pays vivrait ainsi « un choc ». Le président démontrerait qu’il ne s’accroche pas au pouvoir.  Et une série de mobilisations (romeria), armées par les cocaleros du Chaparé réclameraient son retour. Dès lors, le Tribunal Constitutionnel, arguant du fait qu’il n’a pas accompli l’intégralité de son dernier mandat, autoriserait sans problème sa nouvelle candidature ( comme il l’a déjà fait pour le troisième). Nous verrons bien.

En attendant, dans ce pays où le pouvoir truque les élections et invalide celles qui ne sont pas favorables à ses visées – je devrais dire à sa visée, celle qui l’obsède, se maintenir indéfiniment au pouvoir–, le chef de l’État se montre de plus en plus irascible et porté à l’autoritarisme ; un autoritarisme qu’il camoufle sous des masques grossiers.

Le 19 septembre dernier, en visite aux États Unis pour assister à l’Assemblée générale annuelle des Nations Unis, il a déclaré à un journaliste de la chaîne chaviste Telesur : “ Pour moi, l’indépendance des pouvoirs est une doctrine nord-américaine, de même que l’indépendance syndicale, pour que les ouvriers ne fassent pas de politique.  Seule la droite a le droit de faire de la politique »[15].

Il n’aime pas que l’on utilise le terme « régime » pour  nommer son gouvernement. «  Les héritiers de la dictature…les alliés des néolibéraux nous traitent de régime » (sic), s’est-il exclamé lors d’une cérémonie d’inauguration d’un local de police, le 8 novembre dernier à Potosi.  Pour lui un régime est toujours dictatorial[16], alors qu’il  affirme que son gouvernement est démocratique du fait qu’il a gagné les élections[17].

Cependant, en matière de démocratie, il juge qu’il reste à faire. Et il vante les mérites de la  « démocratie communale », où l’approbation est consensuelle, par opposition à la démocratie occidentale de majorité et minorités « qui fait des rancuniers » (resentidos) [18] : « Je ne sais pas si dans le futur nous allons en finir avec la démocratie occidentale des majorités et des minorités. Je viens du mouvement indigène originaire et j’ai vu comment on prenait les décisions lors des réunions et des assemblées d’ayllu[19], de communauté, sans vote … ». « Est-ce une proposition ? Un désir ? Une menace ? » Se demande Carlos Valverde[20]. Car évidemment le consensus ne va pas de soi. Il est bien souvent forcé.  Et on ne gouverne pas un pays comme un ayllu.  À cette échelle, le consensus, ne peut qu’être imposé.

[1] Pour un diagnostic plus fouillé voir la série d’articles du politologue Jorge Lazarte dans le quotidien Página Siete : http://www.paginasiete.bo/ideas/2017/10/29/experimento-voto-para-elegir-magistrados-157413.html

http://www.paginasiete.bo/ideas/2017/11/5/populismo-judicial-asamblea-constituyente-157949.html

http://www.paginasiete.bo/ideas/2017/11/12/prohibicion-campanas-viola-derechos-159050.html

http://www.paginasiete.bo/ideas/2017/11/19/escombros-experimento-judicial-159772.html

[2] https://worldjusticeproject.org/sites/default/files/documents/RoLI_Final-Digital_0.pdf  Notons au passage que les pays du nord de l’Europe sont en tête de ce classement dans lequel la France n’occupe que la vingt et unième position, juste derrière l’Uruguay, le pays d’Amérique latine le mieux placé.

[3]http://www.la-razon.com/nacional/Judiciales-Bolivia-conozca-96-candidatos-elecciones-curriculum-fotografias_0_2774722582.html http://paginasiete.bo/nacional/2017/8/31/estos-candidatos-para-elecciones-judiciales-elegidos-asamblea-150415.html

[4] Selon la loi 960 du 23 juin 2017, les élections du TCP et du TSJ sont départementales et chaque département élit un homme et une femme titulaires et un homme et une femme suppléants. Comme il y a neuf départements, les 36 candidats sont sûrs d’être élus. Les élections pour les deux autres instances sont nationales. Le Consejo de la magistradura est composé de six membres dont trois titulaires. Le Tribunal agroambiental en compte dix dont cinq titulaires. Dans ces deux derniers cas, il y aura donc des perdants.

[5] http://eju.tv/2017/11/presidenta-del-tse-dice-que-no-es-posible-hacer-campana-por-el-voto-nulo/

[6] Seuls les votes valides sont pris en compte dans l’énoncé du résultat final, tandis que les votes blancs et nuls ne sont totalisés qu’à des fins statistiques

[7] Pour plus de détails voir mon billet du 4 octobre dernier : https://blogs.mediapart.fr/jean-pierre-lavaud/blog/041017/evo-morales-un-pas-de-plus-vers-la-presidence-vie

[8] http://www.paginasiete.bo/nacional/2017/11/2/vicepresidente-asegura-volvera-candidato-sugiere-alistar-campana-2019-158034.html

[9] http://www.la-razon.com/nacional/Morales-repostulacion-Potosi-oposicion-Bolivia_0_2813118678.html

[10] http://www.paginasiete.bo/nacional/2017/11/7/habla-autoridades-vitalicias-158566.html

http://eju.tv/2017/11/evo-apela-a-constitucion-de-1826-que-establecia-autoridades-vitalicias-para-justificar-su-repostulacion/

[11] http://eju.tv/2017/11/marcha-por-repostulacion-de-evo-vacio-las-oficinas-publicas/

[12] http://www.paginasiete.bo/opinion/editorial/2017/11/10/masiva-forzada-concentracion-158918.html

[13] http://eju.tv/2017/11/cocaleros-de-yungas-denuncian-que-son-obligados-a-apoyar-la-repostulacion-de-evo-morales/

[14] https://eldia.com.bo/index.php?c=Portada&articulo=-Renuncia-hara-que-Evo-se-repostule-&cat=1&pla=3&id_articulo=239443

[15] http://www.erbol.com.bo/noticia/politica/19092017/evo_la_llamada_independencia_de_poderes_esta_al_servicio_del_imperio

[16] Quid du régime communiste? Dans l’optique de Morales,

[17] http://www.la-razon.com/nacional/Morales-gobierno-regimen-democracia-Bolivia-oposicion_0_2816718315.html

[18] http://www.paginasiete.bo/nacional/2017/11/10/habla-acabar-democracia-mayorias-158957.html 

[19] Dans les Andes ayllu est un terme Quechua  et Aymara désignant un réseau de familles habitant un territoire commun et se réclamant d’un même ancêtre réel ou fictif.

[20] https://www.eldeber.com.bo/opinion/Y-ahora...-fundamentalista--20171111-0025.html

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