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Billet de blog 22 février 2017

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Bolivie. Torpillage de l’association pour la défense des droits de l’homme

Les tyranneaux qui dirigent la Bolivie veulent réduire au silence l’association pour la défense des droits de l’homme dont les combats ont permis le passage de la dictature à la démocratie.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Lundi 6 février, un groupe d’une trentaine de mineurs syndiqués et d’autres personnes proches du MAS[1] ont occupé le siège de la filiale de La Paz de  l’Association pour la défense des droits de l’homme en Bolivie (APDHBLP).

Cette occupation s’est déroulée au moment d’une conférence de presse d’indigènes Tacana qui exposaient les atteintes contre leurs droits et qui dénonçaient les dommages causés aux  peuples indigènes isolés de l’Amazonie bolivienne par les activités d’exploration pétrolière de l’entreprise nationale YPFB et de l’entreprise chinoise BGP[2].  Au prétexte d’être laissés pour compte par l’association, les assaillants ont désigné une direction parallèle puis exigé que la totalité des bureaux, le matériel et les dossiers leur soient confiés.  Ils se sont retirés après cinq heures d’intervention, sommant la direction de la fédération humanitaire de leur remettre son local le 10 février au plus tard.

Cette mise en demeure est restée sans effet. Dès le lendemain de l’attaque l’APDHB collectait des signatures d’appui de la population,  lançait l’alerte sur les réseaux sociaux – qui la relayaient efficacement – et  dénonçait l’intrusion et les menaces à l’Organización de Naciones Unidas (ONU) et à l’Organización de Estados Americanos (OEA) .

Un collectif de citoyens, composé principalement de défenseurs des droits de l’homme et de l’environnement, décidait d’organiser des tours de garde pour interdire toute nouvelle occupation. Des associations d’indigènes et d’handicapés, se joignaient au mouvement.  UNITAS, un regroupement de plus d’une vingtaine d’ONG, s’y  associait et lançait un appel public au soutien de l’association humanitaire[3]. L’université de la Paz (UMSA)  assurait de son appui et de son aide l’Assemblée et sa dirigeante nationale, Amparo Carvajal, tandis que son recteur (qui fut un temps président de l’APDHB)  lui adressait des excuses publiques pour avoir été humiliée et insultée par ses assaillants.[4]

Illustration 1

Amparo Carvajal et la défense des droits de l’homme

Espagnole de naissance,  Amparo Carvajal[5], est arrivée en Bolivie en 1971. sœur de l’ordre des Mercedarias de Bérriz , elle a quitté sa congrégation en 1980 et décidé de demeurer en Bolivie, tandis que les autres religieuses de sa congrégation rentraient en  Espagne.

L’Assemblée  pour la défense des droits de l’homme a été fondée dans la clandestinité, en 1976, sous le gouvernement dictatorial du général  Banzer. Dès lors, l’association a pris en charge la défense des prisonniers politiques et les campagnes pour l’amnistie. L’une de ses opérations les plus remarquées, au tournant des années 1977 et 1978, a été l’appui à la grève de la faim de trois semaines de femmes de mineurs qui réclamaient une amnistie générale et le retour au libre exercice  syndical ; une grève qui a connu un tel succès qu’elle a précipité l’organisation d’élections et ouvert la voie à la fin de la dictature[6].

De nombreux religieux appartenaient à ce réseau, certains s’étaient joints aux grévistes tandis que d’autres assuraient la logistique du mouvement. Amparo Carvajal, faisait partie de ceux-là.  Elle s’était aussi associée, en 1979, à la fondation et au rayonnement  de l’hebdomadaire Aqui, dirigé par le jésuite Luis Espinal. Le périodique dénonçait les exactions et les répressions de la dictature.  Luis Espinal fut assassiné le 21 mars 1980.

Comment des militants du MAS, et notamment des syndicalistes mineurs, en sont-ils venus à attaquer une association qui peut se prévaloir d’un tel passé au service des droits de l’homme ?

La confusion entre militantisme dans les rangs du MAS et défense des droits de l’homme


On ne sait pas exactement combien de militants de l’APDHB sont passés dans les rangs de l’administration gouvernementale quand  Evo Morales et le MAS commencèrent à gouverner, en janvier 2006. Mais il est certain que ce recrutement a semé la confusion au sein de l’Assemblée.  L’exemple le plus significatif est celui de Sacha Llorenti, ancien président de l’Assemblée, devenu rien moins que ministre de l’Intérieur[7] et ambassadeur de Bolivie auprès l’ONU (depuis 2012). Au sein du MAS, il semble que beaucoup aient dès lors pensé que  l’existence d’une assemblée des droits de l’homme indépendante n’avait plus lieu d’être puisque le gouvernement prenait à sa charge la défense des exploités, des démunis et des exclus, appelés selon lui à disparaître.

L’organisation a cependant subsisté et son inféodation n’aura duré qu’un temps. L’élection de Yolanda Herrera à la tête de l’organisation nationale en février 2010, puis celle d’Amparo Carvajal  à la direction de la fédération de La Paz, en 2011, ont marqué le retour à l’indépendance de ton et d’action qui caractérisait l’association depuis sa création[8]. La défense des libertés fut de nouveau à l’ordre du jour en 2011 après la répression de la marche indigène destinée à freiner la construction de la route traversant en son milieu les terres  protégées sous administration indigènes d’Isiboro Sécure (TIPNIS)[9].

Mais le  courant favorable au pouvoir exécutif, qui vient de faire irruption dans les locaux de l’Assemblée n’a cessé de harceler la direction indépendante entreprenant de diviser l’organisation pour neutraliser toutes dénonciations et campagnes en défense des droits de l’homme qui  pourraient ternir l’image du gouvernement.

Le précédent de 2014

Le même scénario de harcèlement de la direction de l’APDHB a déjà eu lieu en janvier 2014. Les mêmes locaux ont été envahis par un groupe de syndicalistes paysans, et de paysannes appartenant à la Confederación Bartolina Sisa), pour empêcher la tenue du  XXe Congrès de la filiale de La Paz (APDHLP), dont les intrus revendiquaient la direction. Se prétendant menacés  les occupants ont fait appel à la police qui a occupé les lieux pendant deux jours.  Finalement, le congrès départemental s’est tenu et il a prorogé le mandat d’Amparo Carvajal . Mais le groupe dissident a continué sa route et, en février 2014, il a élu un mineur  syndicaliste de Colquiri à sa tête.  Le bureau national a refusé de reconnaître cette organisation parallèle[10]. Et le 3 juillet 2016, Amparo Carvajal  a été élue présidente nationale de l’APDHB, à l’âge de 77 ans[11] .

Dès lors, elle est devenue la cible des attaques du gouvernement. Dans son livre Caso Zapata, la confabulación de la mentira, l’ancien recteur de l’Université Gabriel René Moreno de Santa Cruz, aujourd’hui ministre de la Défense, la traite de « vieille étrangère … au long passé fasciste »[12]. Je laisse au lecteur le soin d’apprécier  les deux premières épithètes. Pour ce qui est de la dernière accusation, voici quelques éléments supplémentaires d’appréciation. Ayant grandi pendant la dictature franquiste, Amparo Carvajal  a commencé à travailler dans les quartiers pauvres de Bilbao auprès des enfants basques à une époque où le seul fait d’apprendre la langue basque était prétexte à persécution. Arrivée en Bolivie au moment où s’installait la dictature du général Banzer, elle s’est mise très vite au service des prisonniers politiques et de leurs familles, est entrée à l’association ecclésiale Justicia y paz [13](contrainte à se saborder en 1975 sous la pression gouvernementale), a aidé à la rédaction du document La masacre del valle (qui  informe sur une féroce répression par l’armée de paysans mobilisés dans la vallée de Cochabamba, en 1974)… La liste est longue de tous ceux qu’elle a secourus ou aidés. Au premier rang desquels, l’actuel vice-président, García Linera, auquel elle est allée rendre visite à plusieurs reprises alors qu’il était emprisonné, dans les années 1990. « Se taire c’est la même chose que mentir » se plait-elle à dire[14]

Conclusion 

Il ne fait aucun doute que les attaques contre l’assemblée vont se poursuivre dans l’intention de la faire taire. Or, après la nomination, en mai 2016, d’un médiateur (defensor del pueblo) dévoué au pouvoir – auparavant directeur du Service plurinational de la défense publique dépendant du ministère de la Justice –, c’est une des dernières voix indépendantes capable de faire entendre la voix des sans voix, et faire connaître les injustices et les exactions des puissants du moment.

L’Assemblée a dénoncé dernièrement la répression des handicapés mobilisés à La Paz pendant trois mois pour réclamer un secours mensuel de 72 dollars. Leurs manifestations ont été dispersées au canon à eau et aux gaz lacrymogènes, tandis que des grilles de plus de deux mètres de haut étaient installées sur la place du palais du gouvernement pour leur en interdire l’accès.  Tout comme en 2011, elle  avait instruit le dossier de la dispersion violente, à Chaparina, de la huitième marche indigène.

La traque des organisations nationales et internationales de défense des droits de l’homme n’est pas spécifique à la Bolivie. On se souvient que le Venezuela, après avoir expulsé l’organisation Human Rights Watch en septembre 2008, s’est retiré de  la Cour inter américaine des droits de l’homme, en 2013.  Et qu’il incite les autres pays de Alianza Bolivariana para los Pueblos de Nuestra América (ALBA) à suivre son exemple[15]. En Équateur,  les trois organisations adhérentes à la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH) l’Acción Ecológica, la Fundación Regional de Asesoría en Derechos Humanos (INREDH) et la Comision Ecumenica de Derechos Humanos (CEDHU),  ont fort à faire pour défendre les indigènes (notamment les Shuars) et sont elles mêmes menacées (principalement Acción Ecológica passée récemment tout près de l’interdiction) [16].  Même si  l’alliance bolivarienne a du plomb dans l’aile du fait de la déliquescence du gouvernement vénézuélien et parce que le gouvernement équatorien est susceptible de changer d’orientation politique dans les jours à venir, le cas bolivien illustre que les défenseurs des droits de l’homme doivent se préparer à de nouvelles attaques. 

Illustration 2

Pour terminer, voici quelques extraits  d’un entretien accordé récemment  par Amparo Carvajal  à un journaliste du quotidien El Deber.

Le gouvernement respecte-t-il les droits de l’homme ?

J’ai connu le président Evo Morales avant qu’il n’accède au pouvoir, j’ai rendu visite au vice-président  alors qu’il était en prison, j’ai aussi connu Juan Ramon Quintana (ministre de la Présidence).  Pourquoi ne reconnaissez-vous pas le bien que nous faisons ? me demandent-ils. Je dois dire que j’attendais davantage d’eux en matière de défense des droits de l’homme.

Je ne me réfère pas seulement à la promotion de la santé, de l’éducation, du logement, du droit au travail qui sont des droits universels qu’ils doivent reconnaître et promouvoir en priorité, mais ce qui m’attriste et que je retiens, c’est le harcèlement de divers secteurs, à commencer par la presse : aujourd’hui,  être journaliste devient un délit du seul fait de ne pas dire ce qu’ils veulent.

Ils s’attaquent même aux leurs. Plusieurs cas me reviennent en mémoire : l’attaque de Caranavi en 2008, Apolo, Chaparina[17].  J’ai l’expérience de ces dix années de pouvoir d’Evo Morales, et je suis très triste.

Que pensez-vous du médiateur(defensor del pueblo) actuel? S’est-il politisé ?

[…]Aujourd’hui ceux qui ont des plaintes à formuler et ont recours à la defensoria sont mécontents […] C’est très grave. Je vais le dire clairement, notre médiateur est un militant du MAS. Il ne faut pas s’aveugler et masquer les choses.  Il n’y a plus de place pour des positions divergentes. On est dans le pétrin (estamos mal)[18].


[1] Des proches de la député du MAS Sonia Brito et de l’ex-président expulsé de l’Asamblea de Derechos Humanos de Bolivia, Sacha Llorenti, des membres de  la Confederación Nacional de Mujeres “Bartolina Sisa” et des supposés  représentants des étudiants de la UMSA (Universidad Mayor de San Andrés de La Paz).

[2] BGP est une filiale de la  Corporation pétrolière nationale de Chine (CNPC)spécialisée en géophysique. L’autorisation d’exploiter le bloc pétrolier Nueva Esperanza dans la partie amazonienne du nord du département de La Paz est une conséquence du décret Suprême 1203  d’extension de la frontière pétrolière  (2013). YPFB  et BGP débutent leur recherche en 2016 (projet d’exploration sismique 2 D, Cuenca Madre de Dios, Área Nueva Esperanza, YPFB/BGP). A la suite de la plainte déposée par l’APDHB, le Centro de Estudios Jurídicos e Investigación Social (CEJIS) et le Centro de Documentación e Información Bolivia (CEDIB) auprès de la  Comisión Interamericana de Derechos Humanos (CIDH), le 23 janvier dernier,  ce dernier a sommé le gouvernement bolivien de suspendre l’exploration dans les quinze jours.

Les Tacanas avaient déjà alerté les services de l’État de l’existence de populations vivant en isolement volontaire au moment de l’étude environnementale initiale (Estudio de Impacto Ambiental (EIA). Puis, en août et septembre 2016, après que des membres de la  firme chinoise BGP eurent fourni des preuves  attestant leur présence dans cette zone, les Tacana avaient à nouveau exigé l’arrêt des travaux. http://www.lostiempos.com/actualidad/economia/20160927/china-bgp-se-repliega-dar-ypfb-evidencias-pueblos-no-contactados

[3] http://www.erbol.com.bo/noticia/social/10022017/unitas_respalda_carvajal_y_rechaza_intervencion_de_apdh

[4] http://eju.tv/2017/02/umsa-desagravia-a-amparo-carvajal-y-ratifica-respaldo-a-asamblea-de-derechos-humanos-de-bolivia/

[5] http://www.la-razon.com/index.php?_url=/opinion/columnistas/Amparo-Carvajal_0_2528147196.html  et http://gumucio.blogspot.fr/2016/07/el-camino-de-amparo.html

[6] Après une période d’ouverture pendant laquelle aucune majorité gouvernementale claire n’est parvenue à s’imposer, les militaires ont repris momentanément le pouvoir (1980-1982).  Ils l’ont définitivement abandonné le 10 octobre 1982.

[7]Il a été nommé vice-ministre de Coordinación con los Movimientos Sociales en janvier 2007, puis Ministro de Gobierno en janvier2010. Il a démissionné en septembre 2011 après que la police eut réprimé les marcheurs qui s’opposaient à la construction de la route coupant le TIPNIS en son milieu. Selon la thèse officielle les autorités de la police seraient seules responsables de ce débordement. Une interprétation intenable pour la plupart des observateurs. Il a été exclu de l’APDHB en 2012.

[8] http://www.laprensa.com.bo/diario/actualidad/bolivia/20111206/derechos-humanos-renueva-su-directorio_13946_22978.html 

[9] Sur ce sujet, voir l’analyse de Laetitia Perrier Bruslé : https://echogeo.revues.org/12972

[10] Oxígeno, 24 janvier  2014 ; http://www.lafronterados.com/2014/02/asamblea-de-derechos-humanos-ante-el.html

[11] http://www.somossur.net/socio-cultural/testimonios-de-movimientos-sociales/1826-amparo-carvajal-flamante-presidenta-de-la-apdhb-verdadera-defensora-del-pueblo.html

[12] Reymi Ferreira, Caso Zapata. La confabulación de la mentira, La Paz, octobre2016, p.85. Voir : http://argentina.indymedia.org/uploads/2016/10/denunciaddhhbolivia.pdf

[13] Fondée par Paul VI en 1967 à la suite du concile Vatican II.

[14]http://www.somossur.net/socio-cultural/testimonios-de-movimientos-sociales/1826-amparo-carvajal-flamante-presidenta-de-la-apdhb-verdadera-defensora-del-pueblo.html

[15] Cf. HRW, rapport 2014, https://www.cdiph.ulaval.ca/blogue/la-sortie-du-venezuela-de-la-cour-interamericaine-des-droits-de-lhomme

[16] http://www.inredh.org/index.php/boletines/derechos-humanos-ecuador/635-gobierno-obcecado-en-hostigar-reprimir-y-silenciar

[17] Intervention policière de Caranavi (département de La Paz) les 7 et 8 mai 2010 pour débloquer la route barrée par les habitants faisant pression en faveur de crédits destinés au développement local. Il y eut deux morts,21 blessés et plus de 40 détenus Voir : https://www.youtube.com/watch?v=I-07f2v4zLw. Le 19 octobre 2013,  Apolo (nord du département La Paz) fut le théâtre d’un affrontement entre producteurs de coca et policiers de la Fuerza de Tarea Conjunta (FTC), chargés de l’arrachage des plants, qui causa quatre morts. Voir : http://somossur.net/bolivia/socio-cultural/lucha-hipocrita-contra-la-hoja-de-coca/1295-apdhlp-pronunciamiento-ante-violencia-y-muerte-en-apolo.html ; à propos de Chaparina, voir la note 9.

[18] http://eju.tv/2016/07/tenemos-masista-defensor-del-pueblo-presidenta-ddhh-bolivia/

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