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Billet de blog 28 mai 2016

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Bolivie : un pas de plus vers la dictature

Comment l’occultation de la corruption et l’échec de la manœuvre qui devait permettre à Evo Morales de briguer un quatrième mandat ont conduit le gouvernement bolivien à durcir sa politique punitive.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Le trois février 2016, le journaliste Carlos Valverde présentait à la presse la copie du certificat de naissance d’un troisième enfant d’Evo, dont personne n’avait jamais entendu parler. Le président reconnaît une relation amoureuse avec Gabriela Zapata, la mère de l’enfant, tout en précisant qu’elle a pris fin peu après le décès du bébé, en 2007. Le journaliste révèle aussi que Gabriela Zapata occupe un poste de gérante commerciale au sein de l’entreprise chinoise CAMC Engineering Co. Ltd;  une entreprise publique qui a passé sept contrats avec l’État bolivien pour une somme globale de 573 millions de dollars. Il soupçonne Evo Morales de trafic d’influence.

Puis, le 21 février, le chef de l’État perd le referendum qui devait lui permettre de modifier la Constitution de telle sorte qu’il puisse se présenter une quatrième fois à la présidence du pays. Dur revers, auquel il ne s’attendait pas.

Passé le choc de la défaite, les membres du pouvoir exécutif et leurs proches s’évertuent à remonter la pente en s’attaquant à tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, essaient d’établir les faits et de comprendre leurs enchaînements, tant pour ce qui est de l’existence du fils caché du président que de la signature des contrats publics avec l’entreprise chinoise.

Je ne reprendrai pas ici l’ensemble des péripéties de ce feuilleton à rebondissements qui n’est pas près de s’arrêter. Je voudrais seulement mettre en évidence qu’il débouche sur une nouvelle étape de répression, de réduction des espaces de libertés, et de violation de l’état de droit.

La contre-attaque gouvernementale est simple. Elle consiste à blanchir le président en montrant que non seulement le lien entre Evo Morales et Gabriela Zapata est effectivement rompu, mais que de surcroît cette dernière a inventé de toute pièce la naissance d’un enfant pour s’enrichir sur le dos de l’État. Cette manœuvre a aussi pour objectif de l’empêcher de révéler ce qu’elle sait de la passation des contrats. Le gouvernement et ses alliés s’emploient donc à la terroriser, persécute les medias et les journalistes indépendants qui diffusent des informations sur ces sujets, notamment ceux qui sont liés à l’Eglise catholique, et harcèle les opposants politiques qui se montrent trop curieux.    

L’emprisonnement  de Gabriela Zapata et de son entourage

Accusée d’utilisation des biens de l’Etat à des fins privées et d’enrichissement illicite, Gabriela  Zapata est emprisonnée le 26 février. Cristina Choque, la responsable de la Unidad de Gestión Social du ministère de la Présidence où elle avait coutume de recevoir ses interlocuteurs, est aussi arrêtée. Et pour faire bonne mesure on incarcère le magasinier et chauffeur de cette officine ministérielle.

Parallèlement, le 3 mars, Evo Morales intente un procès à son ancienne  maîtresse pour la contraindre à montrer ce supposé cet enfant qu’elle prétend vivant. Un gamin est alors présenté à une juge. Après avoir constaté qu’il ne présentait aucun lien biologique avec l’inculpée ni le président e celui-ci n’est issu ni de l’un ni de l’autre, le juge conclut – le 12 mai – à la non existence physique du fils du président et de Zapata. Un autre procès est aussitôt mené contre Pilar Guzmán, tante (tía)[1] de la principale accusée, qui s’était faite sa porte-parole dans les medias, et contre ses avocats Eduardo León, Wálter Zuleta et William Sánchez pour trafic de mineurs et association délictueuse. La tía et l’avocat Eduardo León sont appréhendés le 17 mai. La tía est en détention préventive, tandis que l’avocat aura attendu neuf jours qu’un juge accepte de statuer sur son sort – alors que la loi prévoit seulement 24 heures de garde à vue. Il est placé en résidence surveillée.

Puis, le 13 mai, le ministre de la Présidence, Juan Ramón Quintana, accuse Gabriela Zapata et Cristina Choque d’être à la tête d’une « organisation criminelle » comprenant dix-sept personnes, qui opérait depuis l’unité de gestion sociale et l’Administradora Boliviana de Carreteras (ABC): trois sont appréhendés et placés en détention préventive.

Le sort d’Eduardo León (les deux autres avocats seraient en fuite) fait évidemment polémique, d’autant qu’il n’était même pas présent à l’audience de présentation de l’enfant dont Gabriela Zapata endosse l’entière responsabilité.  Alors que la loi 387 sur l’exercice du métier d’avocat (Ejercicio de la Abogacía) du 9  juillet 2013 consacre le principe de la liberté de la défense et le droit à l’inviolabilité de l’opinion de l’avocat qui ne peut être poursuivi, détenu ni jugé en raison de sa défense. Cependant, Evo Morales déclare : «  Les avocats servent à juger les délinquants et leurs délits, et non à prendre leur défense »[2].

Après s’en être pris au défenseur de Gabriela Zapata, le gouvernement menace les avocats de ce dernier pour le simple fait qu’ils assurent la défense de leur confrère[3]. C’est dire si Eduardo León a du souci à se faire. Selon la ministre de la Transparence institutionnelle et de lutte contre la corruption, il est maintenant accusé de dix-neuf délits : diffamation, calomnie, menaces, sédition, escroquerie, trafic d’influence (uso indebido de influencias), trafic d’êtres humains, entre autres. Pour faire bonne mesure on l’accuse aussi d’avoir falsifié  son titre professionnel et son livret militaire.

En l’état actuel des choses Gabriela Zapata, transférée dans une prison de haute sécurité, est donc complètement isolée, sans défenseurs ni personnes de confiance pour lui rendre visite.

Illustration 1

L’intimidation des médias et des journalistes 

Selon Evo Morales et son entourage la presse n’a pas à se mêler de la vie privée du président. La commission d’enquête de l’Assemblée législative  plurinationale ayant lavé le chef de l’État de tout soupçon de trafic d’influence[4], il n’y aurait pas à revenir là-dessus. L’affaire est close.

En conséquence, tous les journalistes et les medias qui se font le devoir d’informer la population en révélant des fraudes ou des irrégularités, tous ceux qui demandent des explications et des preuves sont attaqués en justice, ou  menacés d’un procès et d’un mandat d’arrêt. Le pouvoir exécutif espère ainsi stopper l’idée qui s’installe d’un État pourri de la base au sommet.

Des journalistes populaires et connus pour leur franc- parler sont particulièrement visés comme Carlos Valverde à l’origine du « Zapata gate » qui vit dans la clandestinité depuis le 19 mai – il s’est réfugié en Argentine –, Amalia Pando qui avait fondé la chaîne télévisée Periodistas Asociados de Televisión (PAT) avec l’ex président de la république Carlos Mesa Gisbert, Andrés Gomez (ancien directeur du réseau radiophonique Educación Radiofónica de Bolivia (ERBOL), Raúl Peñaranda, fondateur et ex directeur du quotidien Página Siete ... Les deux premiers n’ont, plus d’autre accès à la diffusion de leurs émissions que le net : ils ont été chassés des chaînes de télévision et des radios qui étaient menacées de sanctions, voire de fermeture si elles continuaient à les employer. Un autre journaliste Wilson García Mérida[5] , directeur du périodique  Sol de Pando s’est réfugié au Brésil le 12 mai dernier après avoir été accusé de sédition par le ministre de la Présidence.

Le 19 mai, Juan Ramón Quintana, appelé à témoigner sur l’affaire CAMC-Zapata devant  l’assemblée législative plurinationale, s’est livré pendant quatre heures à un violent réquisitoire  contre un groupe  de medias qu’il qualifie de « cartel du mensonge » – en fait le dernier carré des medias indépendants : le réseau radiophonique ERBOL, l’agence de presse Fides (tous deux liés à L’Église), et les journaux Página Siete  et  El Deber[6]. Passés maîtres dans l’art de la diffamation, ils auraient mis en branle une stratégie de déstabilisation du pays. Le ministre réclame une enquête sur les médias de l’Eglise et veut modifier la Ley de imprenta, « pour que les medias ne soient plus libres de se convertir en partis politiques et de faire du mensonge une vérité »[7].

Le harcèlement des opposants politiques 

Dans le même temps, les députés et sénateurs de l’opposition dénoncent une campagne de persécution entreprise par le gouvernement sous la forme de poursuites judiciaires sans fondement et s’apprêtent à porter plainte devant laCour interaméricaine des droits de l’homme et auprès du Haut-commissaire aux droits de l’homme des Nations Unies.

Ces attaquesvisent  principalement les parlementaires qui suivent les dossiers de la corruption : Rafael Quispe qui a dévoilé les pots de vin du Fondo Indígena destinés aux épigones du MAS [8];  Arturo Murillo (Unidad Demócrata (UD) et Norma Piérola (Partido Demócrata Cristiano (PDC)  qui suivent de près la question du trafic d’influence [9].

Il en va de même pour le sénateur Óscar Ortiz (Unidad Demócrata (UD)) qui, le 19 mai, a eu l’audace de demander que les cadres de l’entreprise chinoise CAMC soient convoqués par le Parquet afin d’enquêter sur les modalités du contrat d’engagement de Gabriela Zapata.

Dans sa harangue du 19 mai, le ministre Quintana  a fait de ces élus les protagonistes d’un « complot », d’un « coup d’état politico médiatique », d’un « processus de déstabilisation » appuyé par les Etats Unis et le Chili, l’ennemi héréditaire[10].

La mise au pas des réseaux sociaux

Selon le gouvernement, les réseaux sociaux ont été les véhicules du complot « politico-médiatique » responsable de la défaite du referendum. Morales a donné le ton : « Ils nous ont abreuvé de mensonges grâce aux réseaux... Quelqu’un a dit, les réseaux sociaux c’est les égouts ; toutes les ordures passent par-là »[11].

En conséquence, il faut légiférer de façon à en finir avec « le mensonge et la calomnie à l’encontre des dirigeants (autoridades) ». Ilse préparerait au moins trois projets de loi dont on ne sait pas encore grand-chose. L’un d’eux, promu par un député du MAS, prévoit des peines pour trois délits : la violation des données personnelles ; l’atteinte à l’honneur des personnes, et la création de fausses identités en vue de capter et diffuser des informations relatives à des enfants et adolescents[12]. Le prétexte de protéger les jeunes sert de bouclier aux seules mesures qui importent, celles qui interdisent de regarder de trop près les fredaines des hommes au pouvoir.

Une mesure a déjà été prise. Le 14 avril, une Direction des réseaux sociaux dépendante du ministère de la Communication a été créée par décret aux fins de diffuser des informations relatives à la politique gouvernementale ses projets et ses réalisations.  L’opposition y voit la mise en place d’un service  de propagande et d’espionnage. Selon la ministre de la Communication, cette direction sera dotée d’un  budget de fonctionnement de 7, 3 millions de bolivianos (un peu plus d’un million de dollars) et comptera trente fonctionnaires.

Un nouveau referendum pour qu’Evo Morales puisse candidater en 2019

« Ils (les électeurs) regrettent maintenant d’avoir voté non. Je les écoute. Certains demandent l’annulation du vote, d’autres réclament un nouveau referendum parce que nous avons été victimes du mensonge » vient de déclarer Evo Morales lors d’un voyage à Cuba.  Et à la question d’un journaliste qui lui demandait si cela n’avait pas été une erreur d’organiser le referendum à cette date, il a répondu.   « Nous avions gagné, c’est sûr. Mais le mensonge et la calomnie diffusés par les medias et les réseaux, ont trompé le peuple bolivien »[13].

Dans la foulée de ce raisonnement magistral des représentants des « mouvements sociaux » et divers  élus se sont  prononcés en faveur d’un nouveau referendum.  Et le 23 mai, la Federación de Mujeres Campesinas “Bartolina Sisa” de Cochabamba a ouvert un registre pour collecter les signatures de tous ceux qui seraient favorables à cette solution[14]. Les fédérations de cultivateurs de coca leur ont emboîté le pas.

Pour Leonilda Zurita, dirigeante cocalera et présidente de l’assemblée législative du département de Cochabamba, cela ne fait aucun doute que Morales se représentera en 2019[15]. Et c’est bien aussi ce que vient de fanfaronner le caudillo à l’occasion de la célébration des fêtes de Chuquisaca : tout en reconnaissant avoir perdu la première mi-temps, il a promis de gagner la seconde[16]

Conclusion

En février, les électeurs boliviens ont découvert que le roi était nu. Trois mois plus tard, le gouvernement a mis en place ses contre-feux. La nouvelle paternité du caudillo et le trafic d’influence ne sont que des rumeurs malveillantes lancées par l’opposition et les médias pour déstabiliser le gouvernement. La justice l’a prouvé. L’échec du referendum n’est dû qu’à la divulgation de mensonges par l’opposition à travers les medias et les réseaux sociaux.  Il faut changer la loi qui régule les medias et museler les réseaux sociaux de façon à ce qu’ils ne puissent plus propager ces tromperies.  Et bien sûr, il faut organiser un nouveau referendum pour qu’Evo Morales puisse se représenter à la présidence du pays.  Cette fois, c’est certain ! il l’emportera.

Tel est, en gros, le scénario des dirigeants du « proceso de cambio » : un engrenage de manœuvres procédurières et répressives qui en appellent au droit mais s’appliquent à le tourner ; un scénario qui fait fi des règles de la morale et de la démocratie ; un pas de plus vers la dictature. 


[1] Elle ne fait pas partie de la famille de Gabriela Zapata. C’est une amie proche de la jeune femme. Et dans ce cas le terme d’adresse  tía signifie simplement la proximité affective des deux femmes.

[2]http://www.erbol.com.bo/noticia/politica/20052016/evo_morales_la_abogacia_es_para_juzgar_delincuentes

[3] http://www.noticiasfides.com/sociedad/denuncian-amedrentamiento-y-persecucion-a-los-abogados-de-eduardo-leon--366000/

[4] Voir http://www.la-razon.com/nacional/Comision-legislativa-influencias-contratos-CAMC_0_2484951532.html

[5]   http://eju.tv/2016/05/procesan-por-sedicion-al-periodista-garcia-merida/  et http://www.bolpress.com/art.php?Cod=2016042506 

[6] http://eju.tv/2016/05/quintana-insulta-amenaza-llama-anf-erbol-pagina-7-deber-cartel-la-mentira/

[7] 22 mai 2016  http://eju.tv/2016/05/ministro-quintana-cree-necesario-aprobar-una-ley-regular-medios-prensa/  Cette révision de la loi avait déjà été annoncée par la présidente du groupe des élus du MAS à l’assemblée législative.Le 20 mai, les journalistes ont répondu par des manifestations de protestation dans les principales villes du pays.

[8] Voir mon précédent billet : Corruption à tout-va en Evolandia.

[9] http://www.lostiempos.com/actualidad/nacional/20160523/opositores-denuncian-persecucion-anuncian-que-acudiran-organismos

[10] http://www.la-razon.com/nacional/Quintana-investigar-Iglesia-denuncia-desestabilizacion_0_2493350706.html

[11] http://eju.tv/2016/03/evo-las-redes-sociales-las-alcantarillas/ 

[12] http://eju.tv/2016/05/al-menos-tres-proyectos-ley-se-alistan-regular-redes-sociales-bolivia/

[13]http://eju.tv/2016/05/evo-abona-la-idea-repetir-la-consulta-repostulacion/23/05/2016  

[14]http://eju.tv/2016/05/oficialismo-activa-campana-cuarta-postulacion-evo-bartolinas-recolectan-firmas/

[15] http://www.lostiempos.com/actualidad/nacional/20160524/zurita-mentira-gano-referendo

[16] http://www.paginasiete.bo/nacional/2016/5/25/evo-segundo-tiempo-veremos-quien-quien-97575.html

Il a utilisé la formule suivante : « Como todos dicen es el primer tiempo, ahora viene el segundo tiempo. Nos veremos quién es quién ».

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