Les élections régionales et locales de Bolivie se sont tenues le 7 mars dernier avec près d’un an de retard sur la date initialement prévue, en raison de la pandémie de coronavirus. Elles ont permis d’élire les gouverneurs et les conseillers de neuf départements et les maires et conseillers de 336 municipalités. Avant d’entrer dans le vif du sujet rappelons que lors des élections nationales du 18 octobre dernier le duo présidentiel Luis Arce/David Choquehuanca, présenté par le Mouvement pour le socialisme (MAS), avait capitalisé 55,10 % des voix et avait gagné la majorité des sièges de députés et de sénateurs.
Ces nouveaux élus gouvernent le pays depuis le mois de novembre dernier. Leur politique est loin de susciter l’enthousiasme. Devant à son tour affronter la pandémie, l’exécutif paraît plus occupé à dénigrer le travail du gouvernement transitoire qui l’a précédé qu’à mettre en place un véritable plan sanitaire. Confronté à une grave crise économique dont le dernier gouvernement Morales est en grande partie responsable, elle s’applique, là encore, à dénigrer le gouvernement précédent, sans programmer une politique cohérente de réactivation – alors que la population, grisée par ses promesses de campagne, attendait des miracles d’un président qui, aux beaux temps de la hausse des prix des hydrocarbures, était présenté comme le ministre artisan de la prospérité nationale.
De plus, une large fraction d’électeurs urbains est outrée par certaines décisions arbitraires et autoritaires : le décret d’amnistie du 12 février approuvé par la l’assemblée législative plurinationale qui absout de tout crime les emprisonnés et condamnés pendant le régime transitoire, eussent-ils commis de graves délits; le renvoi de nombreux employés publics des entreprises d’État, des ministères (90% du personnel qualifié de la Chancellerie), de certains services spécialisés comme celui de Sanidad Agropecuaria e Inocuidad Alimentaria (SENASAG), ou de règlement des pensions (SENASIR), ou encore de la Banque centrale où plus de la moitié des cadres supérieurs ont été licenciés. En fait, pratiquement toutes les dépendances publiques ont été victimes des purges et de nombreux employés ont été licenciés avant la fin de l’année 2020. D’anciens serviteurs du MAS comme les directeurs du Servicio Nacional de Áreas Protegidas (SERNAP) ont aussi été renvoyés et remplacés par des fidèles sans qualifications dans les domaines de l’environnement[1].
De plus, depuis le 3 mars dernier le gouvernement soumet l’embauche de nouveaux fonctionnaires au suivi d’un cours de service social communautaire de décolonisation et « dépatriarcalisation », et au veto d’acteurs du « contrôle social » ; une manière de s’assurer que les futurs fonctionnaires appartiennent au parti et lui soient fidèles.
De nouveaux commandants de l’armée et de la police ont été désignés en faisant fi de l’ancienneté et des qualifications: les plus gradés des généraux ont été destitués et les nouveaux sont des généraux de brigade. Et ceux qui sont accusés d’avoir soutenu le gouvernement de Jeanine Añez, et le soi-disant coup d’État qui l’aurait conduite à la tête du pays sont persécutés. Dans ce contexte, l’annonce par Evo Morales et ses proches de la création de milices armées sur le mode de celles qui existent au Venezuela a fait l’effet d’une douche froide.
Enfin, certains secteurs organisés protestent déjà, comme les médecins du secteur public et les producteurs de coca réunis dans l’Association départementale des producteurs de coca de La Paz, (ADEPCOCA), deux groupes que le dernier gouvernement d’Evo Morales maltraitait déjà pour les inféoder.
Au sein même du MAS des fractures se sont créées, notamment entre ceux qui ont quitté le pays et suivi Morales dans son exil en novembre 2019 et ceux qui sont restés et ont fait face à la situation de crise, soit la plupart des députés et des sénateurs. La désignation, ou plutôt l’imposition par Evo Morales – qui a pris la tête du parti à peine une semaine après son retour d’exil[2]– de la liste des candidats aux élections locales, a encore élargi la brèche. Si bien que d’anciens élus du MAS se sont présentés contre les candidats officiels de ce parti, sous le couvert de formations politiques d’opposition.
Les résultats
Voyons les résultats. Pour ce qui est des départements (neuf), les candidats du MAS au gouvernorat ont triomphé dans trois d’entre eux : Cochabamba, Oruro, Potosi ; ceux de l’opposition l’ont emporté dans les départements orientaux de Santa Cruz et du Beni ; et un second tour est nécessaire dans les départements de La Paz, Tarija, Chuquisaca, et Pando. Il se tiendra le 11 avril prochain.

Relativement aux scores de 2015 aux mêmes élections locales, les votes en faveur du MAS ont diminué dans six des neuf départements ; entre 11,3 et 24,8% des voix dans quatre d’entre eux [3].
En 2015, le MAS avait conquis cinq départements au premier tour et un au second. Cette année, il n’aura pas la partie facile dans les quatre départements en dispute.
En ce qui concerne les capitales départementales et la ville d’El Alto (10), l’opposition l’emporte dans huit d’entre elles : La Paz, El Alto, Cochabamba, Santa Cruz, Trinidad, Cobija, Potosí et Tarija. Le MAS gagne à Oruro et à Sucre. Mais de peu : 301 voix à Sucre et 2.275 à Oruro.
L’opposition a donc triomphé dans les villes capitales de l’axe central La Paz, Cochabamba, Santa Cruz qui, avec El Alto, abritent environ la moitié des 11 millions 500 000 habitants du pays.
Notons enfin qu’entre 2015 et 2021 le score du MAS a baissé dans huit d’entre elles (de plus de 20% à Potosi). Tandis qu’il a augmenté dans les deux autres, Tarija (4,2%) et Oruro (9,6%).
Mais le MAS est le seul parti à avoir des représentants dans l’ensemble du pays et il l’a emporté dans 240 municipalités sur 336[4]. Si bien que les villes capitales gagnées par l’opposition sont comme des îles encerclées dans un océan de municipalités acquises au gouvernement. C’est particulièrement vrai dans les départements occidentaux, situés en altitude : La Paz, Oruro, Potosí, Chuquisaca et Cochabamba. De plus, si globalement le MAS perd des voix, il étend son influence géographique : il contrôlait 227 municipalités en 2015, il en dirige maintenant 13 de plus.
Autrement dit, la perte de voix n’a pas empêché le MAS de garder le contrôle d’une très large majorité des municipalités. Dans le département de Cochabamba, par exemple, où prospèrent les cultivateurs de la coca destinée au trafic, le MAS a gagné dans 41 des 47 municipalités, bien que la moyenne des votes en sa faveur ait chuté de 13,56% dans 24 d’entre elles[5].

Dans certaines municipalités il a obtenu la totalité des suffrages valides. Ce n’est pas une nouveauté. En 2010, ce fut le cas dans 29 d’entre elles, en 2015 dans 31, et cette année dans 19.
Il y a plusieurs raisons à cela. Certaines zones sont quasiment interdites d’entrée à l’opposition. Les éventuels candidats adverses y sont menacés de représailles. C’est par exemple le cas dans la zone cocalera du Chapare, fief d’Evo Morales. Cette année, Villa Tunari, la capitale provinciale a donné toutes ses voix au candidat du MAS.
Il y a une tradition de votes communautaires groupés dans certaines communautés paysannes, soit à la suite d’une décision collective, soit par l’imposition d’un leader et de ses suiveurs, sans que les deux causes soient totalement exclusives : la décision est la plupart du temps prise en assemblée, à main levée.
Enfin, il y a des fraudes faciles à réaliser quand la zone est dominée par le MAS, car il n’y a pas d’observateurs extérieurs dans les bureaux de vote. Elles peuvent s’exercer sous toutes leurs formes : avant le vote par le trucage des listes électorales, pendant celui-ci par une surveillance étroite des votants, et après le scrutin par le bourrage ou le remplacement des urnes.
Victoire du MAS en dépit de quelques reculs
On aurait tort d’interpréter ce vote comme un dur revers pour le MAS. En effet, depuis qu’Evo Morales s’est imposé à la tête de l’État, en 2005, il a toujours obtenu un score inférieur de 10 à 20% aux élections locales, relativement à celui qu’il a atteint aux élections nationales. Si bien qu’au grand dam du jefazo et des siens la ville de La Paz, siège du gouvernement, lui a toujours échappé. Et la ville d’El Alto a basculé dans l’opposition en 2015.
Certes, entre 2015 et 2020 l’écart entre le vote national et le vote local s’est creusé un peu plus, notamment dans deux départements et leur capitale : Potosi et le Beni et, dans une moindre mesure, dans celui de Cochabamba. Mais cet écart n’est pas suffisant pour remettre en cause l’emprise électorale du MAS.
Et c’est d’autant plus vrai que certains dissidents du MAS, qui ne le sont devenus qu’en raison du fait que le parti leur a refusé l’investiture, l’ont emporté ou sont en passe de gagner (au second tour des départementales) : Eva Copa (El Alto), Cristian Cámara, (Trinidad), Ana Lucía Reis (Cobija), Damian Condori (Chuquisaca), Regis Richter (Pando) etc…
Arrêtons-nous un moment sur le cas d’Eva Copa, élue maire de la ville El Alto, sans nul doute la figure la plus emblématique et la plus populaire de cette dissidence. Sénatrice du département de La Paz, cette travailleuse sociale de 34 ans, originaire de cette même agglomération, a assuré la présidence du sénat du 14 novembre 2019 au 3 novembre 2020. Son assurance et sa médiatisation ont fait d’elle une personnalité incontournable au sein du monde aymara du haut plateau[6]. Prenant ombrage de cette popularité, Morales a bloqué sa candidature. Il lui a préféré Zacarias Maquera, un ancien maire de la ville (2014-2015). En conséquence elle s’est éloignée du MAS et s’est présentée sous la bannière du groupement politique "Jallalla" fondé par Felipe Quispe, un indianiste radical décédé récemment. Le résultat est sans appel : Eva Copa, 68,7%, Maquera 19,1%. Mais au total ce sont 87, 8% des voix d’El Alto qui sont allés à des élus biberonnés au sein du MAS.
Eva Copa succède à une autre femme, Soledad Chapetón, licenciée en science de l’Éducation, qui avait été élue maire en 2015 (à 34 ans) pour le compte du parti Unidad nacional dirigé par l’industriel Samuel Doria Medina. Récemment mariée et enceinte elle avait décidé de ne pas se présenter pour un nouveau mandat. Cette femme courageuse a dû faire face à l’hostilité du MAS pendant tout son mandat (menaces, procès, mobilisations …) : les locaux municipaux ont été incendiés en 2016 (six personnes ont péri dans l’incendie), et en novembre 2019 c’est sa maison qui a été incendiée.
Atomisation de l‘opposition
Ces élections marquent l’agonie des organisations partisanes d’opposition déjà largement absentes ou écornées lors du scrutin national du 18 octobre 2020.
Et les partis qui ont émergé à l’occasion de la consultation nationale d’octobre, Comunidad Ciudadana (CC), alliance centriste, menée par Carlos Meza, créé en 2018 et Creemos, un parti chrétien, fédéraliste et conservateur fondé le 23 janvier 2020, par José Luis Camacho), ont obtenu des résultats médiocres. Les candidats de CC, le parti d’opposition le mieux représenté au sein du pouvoir législatif, réalisent des scores dans bien des cas inférieurs à 10%. Dans la ville de Santa Cruz leur postulant qui visait la mairie a été battu d’une courte tête avec 34,7% des voix (contre 35,41% au vainqueur). Allié à des groupes locaux, il a cependant gagné sept municipalités.
Le parti Creemos a réussi à faire élire son leader au gouvernorat du département de Santa Cruz et l’a emporté dans sept municipalités orientales, mais son influence ne dépasse pas ce département.
En dehors des deux organisations précitées les mieux représentées sont : le Movimiento Tercer Sistema (MTS) gagnant dans dix municipalités du Beni, Chuquisaca, La Paz, Cochabamba, Oruro et Pando ; Unidos avec huit mairies dans le Beni, Chuquisaca, La Paz et Santa Cruz ; Venceremos avec sept mairies du département de La Paz où Jallalla en a obtenu quatre, et Demócratas qui l’a emporté dans cinq municipalités du département de Santa Cruz.
Et il est frappant de constater que les candidats d’opposition gagnants ont été proposés par une gamme variée de 43 organisations locales et régionales : mouvements cíviques, organisations de défense de l’environnement, associations de défense de la démocratie et des droits de l’homme, groupements communautaires …
De plus, du point de vue idéologique, certains vainqueurs sont aux antipodes les uns des autres comme les dissidents du MAS représentés dans Jallalla et le fondateur de Creemos, le futur gouverneur de Santa Cruz (figure de proue du mouvement anti Morales en novembre 2019), ou les mêmes et le futur maire de Cochabamba (ancien préfet du département et ancien candidat à la présidence du pays).
Conclusion
1 Le MAS est le seul parti d’envergure nationale. Et ceux qui dissertent sur son affaiblissement – il en est même pour affirmer qu’il a été rudement touché, ou se réjouir de sa fracassante défaite – prennent un peu trop leurs désirs pour la réalité[7]. Même lorsqu’il ne l’emporte pas, il est présent dans quasiment tous les conseils tant départementaux et municipaux.
2 Il y a une nette coupure entre les votes ruraux et ceux des grandes agglomérations. Elle n’est pas nouvelle, mais elle s’accentue. De plus en plus d’électeurs urbains expriment leur refus des politiques et des méthodes du MAS, mais celui-ci maintient un fort capital de sympathie dans les campagnes ; et quand ce n’est pas le cas, il parvient à les contrôler par des prébendes ou des rétorsions.
De plus, comme le note fort justement Rafael Archondo[8] les partis traditionnels, menés par des élites urbaines, ont beaucoup de mal à prendre pied dans un monde rural qu’ils comprennent mal. Pourtant une chose est sûre, le desserrement de l’emprise du MAS ne peut venir que de l’intérieur des troupes de votants des zones rurales qui regimbent sous sa tutelle clientéliste. La diminution du nombre des municipalités ayant accordé la totalité de leurs votes au MAS (de 31 à 19) a, en effet, été causée par l’émergence de nouvelles forces locales dans les départements de La Paz, Cochabamba et Chuquisaca.
3) Les mairies et départements gagnés par l’opposition sont en quelque sorte sous tutelle. Leur autonomie est faible : pendant les quatorze années de présidence du MAS leurs prérogatives ont été constamment rognées par le pouvoir exécutif qui concentre 80% des ressources. Et cela ne peut que continuer avec le nouveau gouvernement qui, de plus, s’affaire à empêcher certains sortants de prendre leurs fonctions en utilisant une technique qui lui a bien réussi par le passé : les accabler de procès en se servant de l’appareil judiciaire qu’il a asservi et corrompu. Les édiles des villes de La Paz et de Cochabamba, ainsi que le gouverneur de La Paz sont ainsi menacés. Et gageons que même s’ils arrivent à occuper leur siège, ils seront par la suite harcelés comme le fut– et l’est encore – Soledad Chapetón l’ancienne maire d’El Alto.
4) Enfin n’ayons garde d’oublier qu’une part importante des gagnants de l’opposition sont issus du MAS dont ils partagent les idées et ont assimilé les modes d’action. Ils n’ont rejoint des formations politiques adverses qu’au dernier moment, parce qu’ils n’ont pas obtenu l’investiture souhaitée.
Certains leaders, toutefois, s’étaient éloignés du MAS antérieurement pour fonder leur propre parti. C’est le cas de Félix Patzi (ancien ministre de l’Éducation nationale 2006-2007) créateur du Movimiento Tercer Sistema (MTS)[9], élu gouverneur du département de La Paz sous cette bannière en 2015. Cette année le MTS, allié à des forces locales, notamment à des dissidents du MAS, est parvenu à élargir sa base initialement concentrée sur le haut plateau ; il a conquis dix municipalités dont deux villes capitales de département (Trinidad et Cobija). Il a aussi gagné le gouvernorat du Beni et il est en ballotage dans celui du Pando.
Quelle va être l’attitude de ces transfuges à l’égard du gouvernement ? Lui serviront-ils de relais, ou lui résisteront-ils ? Leur stratégie variera probablement d’une région à l’autre. Mais en tout cas, les appels du pied et les pressions du MAS pour qu’ils s’alignent sur lui vont déjà bon train.
[1] https://www.lostiempos.com/actualidad/opinion/20210122/columna/desmontar-instituciones-masacre-azul
[2] Lors d'une conférence de presse tenue dans la ville de Cochabamba, Evo Morales a précisé le 17 novembre dernier qu'il avait été nommé par «consensus», après un débat réunissant des dirigeants nationaux et départementaux du Mouvement vers le socialisme. https://francais.rt.com/international/80876-bolivie-apres-son-retour-triomphal-evo-morales-prend-presidence-parti-mas
[3] https://www.lostiempos.com/actualidad/pais/20210316/subnacionales-mas-perdio-apoyo-municipios-gobernaciones
[4] https://www.paginasiete.bo/opinion/editorial/2021/3/19/alcaldias-opositoras-regiones-en-disputa-287937.html
[5] https://www.paginasiete.bo/ideas/2021/3/21/el-desempeno-electoral-subnacional-del-mas-287930.html
[6] https://www.lostiempos.com/actualidad/opinion/20210216/columna/eva-copa-mujer-pueblo
[7] Et minimiser ainsi la force et l’emprise de l’ennemi qu’ils affirment combattre est certainement une faute tactique.
[8] https://www.paginasiete.bo/opinion/2021/3/18/urgente-ecografia-electoral-287800.html
[9] En 2010, il avait créé le parti Integración para el Cambio (IPC) qui s’est transformé en MTS en novembre 2016.