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Billet de blog 1 février 2016

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Comédie-Française : on sert Tchekhov au Studio, on dessert Karl Kraus au Vieux-Co

Maëlle Poésy nous fait jubiler avec « Le Chant du cygne » et « L’Ours », deux bijoux en un acte de Tchekhov au Studio, la troisième salle de la Comédie Française. Dans la seconde, le Théâtre du Vieux Colombier, David Lescot se perd dans ce monstre magnifique qu’est « Les Derniers Jours de l’humanité » de Karl Kraus.

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Illustration 1
Décor unique pour deux courtes pièces de Tchekhov © Julien Gosselin

Maëlle Poésy et Kevin Keiss forment une équipe qui gagne. Elle signe les mises en scène, il signe la dramaturgie, ils cosignent l’adaptation. C’est le cas ici, et ce le fut pour leur Candide (lire ici) qui tourne actuellement avec succès.

Un décor pour deux

Parmi les neuf pièces en un acte de Tchekhov, il fallait trouver deux pièces qui puissent se dérouler l’une à la suite de l’autre, sans entracte. La règle au Studio (situé dans une des galeries du Louvre et sujet aux vibrations du métropolitain) veut que les spectacles donnés à 18h30 tournent autour d’une heure, ce qui est exactement le cas.

Un décor unique (Hélène Jourdan) s’imposait et quoi de plus passe-partout en Russie qu’une informelle salle à manger-cuisine ? C’est dans ce décor de théâtre, où veille une « servante » comme sur tous les plateaux de théâtre, que se réveille difficilement d’une cuite un acteur de la troupe. Pas le meilleur, loin de là. Un acteur qui joue les utilités, les hallebardiers, les serviteurs. Poésy-Keiss n’en font pas un vieil acteur aux portes de la mort, un Firs en puissance (le vieux serviteur de La Cerisaie) comme le propose Tchekhov, mais un acteur de 58 ans,qui sait qu’il ne jouera jamais les rôles qu’il a, aura, ou a eu l’âge d’interpréter.

Alors, dans la nuit du théâtre vide, il les joue devant le souffleur, lequel, faute de logis, dort dans les dessous de la scène. Et comme nous, spectateurs, le souffleur, jouant le jeu, passe de l’attendrissement à l’admiration. Il faut tout le talent de Gilles David pour jouer le rôle de cet acteur sans talent qui voit le temps filer et ses chances de beau rôle s’effilocher comme dans une chanson de Charles Aznavour.

« Lâché par neuf femmes »

Changement de lumière et de pièce. Cette fois, on est vraiment dans une salle à manger (le décor, fantasmatique, devient réaliste) et Gilles David, doublement acteur de la première pièce, Le Chant du cygne, joue effectivement un serviteur dans L’Ours, un rôle secondaire mais tout de même un vrai rôle, comme si sa cuite lui avait porté chance. Il est le serviteur d’une jeune veuve, dont le mari est décédé sept mois auparavant. Elle a décidé d’être une veuve inconsolable, de pleurer jusqu’à sa mort cet homme qui l’a trompée toute sa vie (elle a retrouvé des tas de lettres et savait bien pourquoi il s’absentait des semaines entières). Elle veut lui faire payer de sa fidélité le prix de son infidélité. Cherchez l’homme. Il arrive en tenue de randonneur (sportif Benjamin Lavernhe), il dit avoir été « lâché par neuf femmes » et en avoir  « lâché douze », il se méfie des femmes plus que des animaux sauvages.

Que veut cet homme ? Son dû. Une dette de feu le mari. Et aujourd’hui même, car la banque l’exige, il est aux abois. La femme est prête à payer, mais dans 48 heures. Ce trou dans le temps, marteau et clou du spectacle, va provoquer une furieuse et hilarante montée en puissance des affects et finir par un étonnant et réjouissant renversement. C’est beau, simple, enlevé, glissant et désarmant comme une nouvelle d’Anton Pavlovitch Tchekhov. Les acteurs – Julie Sicard, Gilles David et Benjamin Lavernhe – jubilent, nous aussi.

Une pièce monstre, plus de 500 personnages

Les acteurs du spectacle donné au Théâtre du Vieux Colombier jubilent aussi, Denis Podalydès etBruno Raffaelli en tête. Nous, beaucoup moins. Mettre en scène Les Derniers Jours de l’humanité de Karl Kraus sur cette scène aux dimensions relativement modestes, dans une durée de représentation normative et avec une distribution nullement pléthorique, était une gageure. Longue de plus de 700 pages, peuplée de centaines de personnages, la pièce couvre toute la guerre 14-18  en cinq actes, un par année.

Kraus commence à l’écrire sur le vif en 1915, et c’est comme un reporter de guerre qui couvre tout : les conversations de café, les cabinets ministériels, les armées, les rédactions des journaux, les communiqués officiels, les jeux d’enfants, les critiques de théâtre, les cauchemarset bien d’autres choses. Au total, plus de 500 personnages. Avec, de temps à autre, le retour de personnages récurrents comme le Râleur et l’Optimiste, deux faces de la même personne qu’est Kraus lui-même.

Dans son avant-propos, l’auteur considère que, « mesurée en temps terrestre », la représentation « s’étendrait sur une dizaine de soirées », et qu’elle est d’ailleurs conçue « pour un temps martien ». Comme il n’est pas encore prouvé qu’il y ait une vie théâtrale sur Mars, des Terriens ont voulu toutefois affronté cette pièce monstrueuse, bien plus difficile à dompter qu’une théorie de lions en rut poursuivant un troupeau où gazelles, éléphants et girafes, ravageraient le paysage. 

Ces dérives animalières n’en sont pas. Du côté de la page 700 apparaissent des hyènes qui dansent le tango devant des cadavres avant que le seigneur des Hyènes n’y aille de son poème. Surgissent alors « trois collaborateurs » avant que des « nappes de fumée couvrent l’horizon tout entier », que la lune « hérissée de taches écarlates » rivalise avec des nuages « noir et or » avant de voir surgir « trois véhicules blindés » laissant « hommes et animaux dans une fuite effrénée ».

« Je n'ai pas voulu ça »

En outre, cette pièce monstre pose de redoutables problèmes de traduction dont se sont sortis avec les honneurs Jean-Louis Besson et Henri Christophe, germanistes émérites et hommes de théâtre. Ils ont fait paraître une version intégrale (éditions Agone, 2005) mais aussi une « version scénique », comme si Les Derniers Jours de l’humanité dépassaient les frontières du théâtre. On peut penser que cette pièce, fête de la langue et des langues, est l’un des livres de chevet de l’auteur du Drame de la vie, Valère Novarina. Et on sait toute l’admiration que Thomas Bernhard portait à Karl Kraus auquel, par ailleurs, Walter Benjamin a consacré de nombreuses pages.

La Voix de Dieu a le dernier mot à la page 737 : « Je n’ai pas voulu ça », dit la Voix. Une opportune note nous renvoie à la page 375 oùun enfant, le petit Guillaume, joue à « la guerre mondiale » et dit cette même phrase, phrase copiée-collée d’un titre à la une d’un journal de l’époque reprenant, en substance, des propos de Guillaume II.

A Turin, le visionnaire Luca Ronconi avait affronté la bête, en 1990, dans une usine désaffectée. Des rails d’un kilomètre de long portant deux locomotives à vapeur en état de marche avec leurs wagons, des camions militaires, des ambulances, des blindés, des lits d’hôpitaux, des linotypes au plomb sortant des journaux, des tapis roulants, etc. 50 acteurs, 70 techniciens. Les spectateurs vont et viennent sur un praticable de cent mètres de long et peuvent se déplacer parmi les acteurs comme une promenade dans une ville et dans le temps, les acteurs jouant simultanément dans plusieurs espaces. Une vision folle à la hauteur de cette pièce monstre.

Restent des confettis

Au Théâtre du Vieux Colombier, le spectacle commence avec l’apparition de Denis Podalydès. Livre en main, il pèse le poids de la chose, annonce « plus de 700 pages ». Il ouvre le livre, commence la lecture de la pièce de Karl Kraus par son début, didascalies comprises, en jouant tous les personnages. On se dit que l’idée est simplement extraordinaire : que les acteurs au grand complet de la Comédie-Française vont se relayer jour et nuit pour lire tout le texte. On s’imagine que l’on va être, nous spectateurs, les otages volontaires du théâtre, qu’on y restera enfermés jusqu’à épuisement du texte de la pièce et que, lorsqu’on en sortira, des centaines de scènes plus loin, cela sera dans un autre monde. Mais ce n’est pas le cas.

Loin d’embrasser le monstre, l’adaptation scolaire de David Lescot (qui signe la mise en scène idoine) s’en tient à une série de confettis. C’est  assorti de films d’archives vus, pour la plupart, sur Arte et d’une belle partition musicale (Berg, Schoenberg, etc. ; Damien Lehman au piano et lieder chantés par l’actrice Sylvia Bergé). Le texte est réduit à une série d’anecdotes, de personnages anecdotiques et, pire, de numéro d’acteurs. Aucun souffle, aucun rythme, la folie du texte est édulcorée. Bruno Raffaelli habillé en rombière prend son pied, Denis Podalydès, en vieux général sucrant les fraises, est aux anges. L’immense pièce de Karl Kraus est, elle, réduite en poussières.         

Le Chant du cygne et L’Ours, Studio de la Comédie Française, 18h30, jusqu’au 28 février.

Les Derniers Jours de l’humanité, Théâtre du Vieux Colombier, 20h30, jusqu’au 28 février.

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