
Philippe Clévenot ? Non, ce nom ne disait rien à une brochette de trentenaires (blogueurs, critiques, attaché.e.s de presse) croisés dans un train alors que je lisais le troisième volume de ces entretiens, paru il y a quelques mois. Elvire-Jouvet 40, le spectacle de Brigitte Jacques en 1986 avec Clévenot (dans le rôle de Jouvet) et la très jeune Maria de Meideros (dans celui de l’élève) si bien filmé et immortalisé par Benoît Jacquot ? Non, aucun.e n’avait vu ce film. Ni écouté la Conférence du Vieux Colombier d’Antonin Artaud interprétée par Clévenot, une archive pourtant aisément disponible dans le trésor de France-Culture.
Alors, fallait-il leur vanter son interprétation d’Alceste dans le Misanthrope mis en scène par Jean-Pierre Vincent au TNS en 1977 ou celle du Prince dans Frédéric Prince de Hombourg de Kleist dans la mise en scène de Karge et Langhoff au TNP et au festival d’Avignon en 1984 ? Leur évoquer, l’année suivante, son Arnophe dans L’école des femmes avec la jeune Anouk Grinberg, dans une mise en scène de Bernard Sobel au Théâtre de Gennevilliers , son Edouard II (encore Sobel), son Neveu de Rameau (Jean-Marie Simon) son Cotrone (Les Géants de la montagne, toujours Sobel), sa collaboration avec Stéphane Branschweig à la fin des années 90, de Schlink (Dans la jungle des villes) en Shylock (Le marchand de Venise) ? Fallait-il se remémorer et raconter son inoubliable Histoire vécue d’Artaud le Mômo au TNS en 1995 et, deux ans après, au Théâtre du Vieux-Colombier ? Sa participation et sa collaboration aux spectacles de sa compagne, l’actrice et metteure en scène Bérangère Bonvoisin, Pionniers à Ingolstadt de Fleisser au Théâtre de Nanterre en 1987 par exemple ou, composée pour elle, son adaptation sous le titre Celle qui ment des écrits sublimes d’Angèle de Foligno (Théâtre de la Bastille, 1984) ?
Fallait-il insister, au point de passer pour un vieux schnock, et dire ses débuts au centre dramatique de l’Est (futur TNS) et à son école auprès d’ Hubert Gignoux et Claude Petitpierre qui lui enseignèrent le métier d’acteur alors qu’il poursuivait son étude de l’orgue et du clavecin, dire qu’il rejoigna Gabriel Monnet à la maison de la culture de Bourges, fit un bout de chemin avec André Steiger et un autre avec Antoine Vitez avant de participer à l’aventure de la compagnie le Théâtre de l’espérance auprès de Jean Jourdheuil et Jean-Pierre Vincent et avant de rejoindre ce dernier à Strasbourg lorsqu’il prit la direction du TNS en 1976 ? Et ainsi de suite.
Dans ces entretiens avec vingt cinq actrices et acteurs de deux voire trois générations (ayant aujourd’hui passé la quarantaine, la cinquantaine et plus) oeuvrant dans le théâtre public, l’ exemple de Philippe Clévenot en accompagne plus d’une, plus d’un.
Lionel Gonzalès raconte que, pendant qu’il travaillait à une première version de La douce de Dostoievski qui allait devenir La nuit sera blanche (lire ici), il regardait « beaucoup, avant ou pendant les répétitions, les captations de Philippe Clévenot dans Elvire Jouvet 40 » et il ajoute « voilà un comédien qui a résoulu un mystère qui pourrait me réconcilier avec le texte. Mais il fait tellement figure d’exception ». Laurent Poitrenaux renchérit : « je ne l’ai pas vu jouer beaucoup mais quelle magie ! ». Jany Gastaldi traque son mystère : « En regardant Philippe Clévenot, je ne me disais pas « ah , qu’est-ce qu’il joue bien », mais « qui est-ce ? » . On ne le perdait pas des yeux, avec ce charisme, cette voix. Lorsqu’il a créé son spectacle d’après La Conférence d’Antonin Artaud, je le vois encore entrer côté cour et tout de suite, il saisissait par sa présence, son intelligence. ».
Jean-Quentin Châtelain mesure son imfluence dans sa trajectoire: « Il est important de voir de grands acteurs et d’imiter ceux qu’on aime. J’imitais Clévenot qui avait du génie : on entendait tout, on comprenait tout, c’était savoureux, on riait, on pleurait, il y avait toutes les émotions...on se fait disciples des grands acteurs. Ensuite, il faut s’en détacher. Le modèle n’est pas le but, il est un tremplin pour se trouver soi-même ».
Philippe Lebas qui l’avait côtoyé lorsqu’il était élève à l’école du TNS, n’est pas en reste :« Lorsque je le voyais jouer, je trouvais cela étonnant et fort mais je n’étais pas saisi. Je n’avais pas alors les instruments pour comprendre son jeu comme je le fais maintenant quand je revois des documents de l’INA. C’est après que j’ai mesuré l’incroyable musicalité de cet acteur, l’amour perceptible qu’il vouait aux auteurs, son extraordinaire poésie. Le mot poésie est aussi un mot-valise mais il contient l’audace, la musicalité, l’élévation de la vie, la soudaineté et le profonde sincérité. Je lui voue aujourd’hui une véritable admiration. »
Et puis comment ne pas évoquer, moins de deux ans après sa disparition, cette soirée du 3 février 2003 en son honneur aux Ateliers Berthier du Théâtre d l’Odéon, conçue par Bérangère Bonvoisin et orchestrée avec la complicité de François Chattôt et du musicien Gérard Barreaux. Entre deux gradins combles (dispositif de la Phèdre de Chéreau), sa voix résonna tant et plus deux heures durant (nombreux textes de sa main et de textes aimés, extraits de spectacles), accompagnée par des auteurs chers ou ses propres mots lus par des actrices, des acteurs, des metteurs en scène qui l’aimaient et qu’il aimait. Certains sont morts depuis comme Jean-Paul Roussillon, René Gonzales, Daniel Emilfork, Jean-Pierre Vincent.
Une soirée rare qui a été filmée. Son montage en ferait un document exceptionnel. Le décryptage des nombreux textes de Clévenot entendus constituerait un livre précieux. L‘ensemble dessinant sans doute aussi comme le portrait d’une certaine époque du théâtre en France, voire peut-être le crépuscule de cette époque dont la disparition de Philippe Clévenot aurait comme sonné le glas.
Nombre d’actrices et d’acteurs non interviewés dans ces trois livres et présents ou pas à cette soirée, mais aussi, tout autant et sinon plus, de spectatrices et spectateurs ont durablement été marqués par Philippe Clévenot, le mystère de sa présence, la grâce de son jeu, le tout haussant l‘acteur au rang de poète . Un poète dont l‘œuvre, écrite sur du vent, persiste et se répand dans le temps comme une légende.
Revue d’histoire du théâtre N° 288 (16€), 293 (16€), 297 (18€), la revue est éditée par la Société d’histoire du théâtre (BNF).
La vidéo de la soirée en l’hommage de Philippe Clévenot filmée par deux caméras n’est pour l’heure ni montée ni ne figure dans aucun fonds d’archives publiques.
Le N°164 (mars avril 2002) de la revue Théâtre/public contient un ensemble de textes consacrés à Philippe Clévenot, le N° 45 , un texte signé Clévenot titré « menteur et voleur ». Dans un numéro double réédité en juin 2004 consacré à "L'acteur et son rôle" avec Clévenot en couverture, la revue OutreScène ( commencée au TNS puis poursuivie à la Colline sous Braunschweig) on peut lire un long entretien avec Clévenot sur Artaud , « L’empreinte de ce qui était désiré" et en mai 2005, dans un numéro « dialogues avec les classiques », un texte de Clévenot sur Alceste.