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Billet de blog 1 juillet 2024

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Hécube, pas le Rassemblement national

Hier soir, deux heures après les premiers résultats des élections commençait dans la carrière Boulbon « Hécube pas Hécube », spectacle écrit et mis en scène par Tiago Rodrigues le directeur du festival, joué par les acteurs de la Comédie-Française. Des élections de la peur, un spectacle de combat. Et l’annonce d’une « nuit avignonnaise » face au danger d’un gouvernement d’extrême droite

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Illustration 1
Scène de « Hécube, pas Hécube » © Christophe Renaud de Lage

Directeur du festival d’Avignon, acteur au long cours, auteur jamais à court d’écriture en cours, metteur en scène complice de l’auteur, Tiago Rodrigues est un homme double, triple et plus encore. Il fut acteur il ne l’est plus trop mais sait parler en public (une rareté dans les personnes qui se sont succédé à la tête du festival d’Avignon) comme on le verra tout à l’heure, il est auteur et le reste pleinement en écrivant pour les acteurs de la Comédie Française (et en les mettant en scène) sa nouvelle pièce écrite en collaboration fraternelle avec Euripide Hécube pas Hécube, tire qui résume.

Voici donc Hécube interprétée par une actrice prénommée Nadia et les deux rôles étant interprétés par la magnifique Elsa Lepoivre. Voici le metteur en scène Denis qui sera plus tard un procureur, le tout interprété par l’incontournable et solide pilier Denis Podalydès. Et il en va de même pour Eric Genovèse, Loïc Corbery, Gaël Kamilindi, Elisa Alloua et Séphora Pondi, actrices et acteurs de la Comédie Française jouant des actrices et acteurs d’une troupe et interprétant également des rôles de citoyens exerçant un métier ( justice, éducation).

Au début ; on répète donc Hécube d’Euripide :

« Hécube. – « La honte m’empêche de te regarder en face, Polymestor, dans la détresse où je suis à présent. Un homme qui m’a vue dans ma félicité me fait rougir de la misère où me voici, et je ne puis lever les yeux pour rencontrer les siens. Ne crois pas cependant que ce soit malveillance envers toi, Polymestor. Je puis au surplus m’excuser sur l’usage qui interdit aux femmes de regarder un homme en face. »

Élissa. – Cette phrase, on pourrait la couper, non ?

Denis. – On pourrait peut-être lire la pièce en entier une première fois, avec toutes les phrases. C’est peut-être vieux jeu, mais une fois au moins...

Gaël. – Ou bien, on la traite avec ironie.

Nadia. – On avance ?

Denis. – Mais tout est ironie. Elle ment. Elle veut duper le meurtrier de son fils.

Éric. – « Duper », c’est un peu vieux jeu...

Élissa. – C’est beau, « duper ».

Éric. – Oui : « duper » ! »

Tout est duperie et jeu de dupes dans ce spectacle qui se joue des codes jusqu’à glisser vers autre chose : une irruption de réel dans la fiction. L’actrice Nadia se bat pour son fils autiste, enfermé dans un établissement spécialisé. Il a été maltraité, elle veut qu’on lui rendre justice tout comme Hécube face à Agamemnon acceptant la mort de son fils mais défendant son honneur. Au fur et à mesure des répétitions, la vie de Nadia et celle d’Hécube se rapprochent jusqu’à parfois se confondre, ce jeu troublant de doubles contamine à son tour le spectateur. Entendre cette pièce dimanche soir deux heures après les premières estimations des élections avait quelque chose de vertigineux . Avec ça et là des effets aussi comiques qu’étrangement prémonitoires. Ainsi l’acteur Eric lançant : « Il paraît que tout le monde sera habillé en noir ». Tous sont effectivement vêtus de noir. L’acteur Gaël commentant : « C’est peut-être pour symboliser le deuil ». Effectivement songe le spectateur en songeant aux scores records du RN et ceux limités du Front populaire . Et Denis concluant sous la plume perfide de Tiago Rodrigues : « Euripide, vraiment, méritait mieux ». Une phrase écrite par Tiago Rodrigues qui reviendra souvent dans la bouche de Denis (acteur et metteure en scène de la pièce d’Euripide), l’humour n’est jamais loin.

La pièce de Tiago est hantée par celle d’Euripide qui agit comme un révélateur et les résultats encore partiels mais probables des élections législatives à l’heure où commence le spectacle s’invitent insidieusement dans son écoute avant que cette dernière, par les méandres de la pièce (le combat d’Hécube redoublant et renforçant celui de Nadia -deux mères, deux femmes- jusqu’à se confondre) et la force des interprètes ne nous embarquent.

On connaît la sempiternelle ritournelle sur « l’actualité des classiques » du répertoire, Tiago Rodrigues ne s’en contente pas : il les met à table, à sa table, il coupe dans le vif, fait saigner la bête et injecte son sang encore chaud après des milliers d’années dans les veines ouvertes de l’actualité globale et là, ce qui n’était pas voulue,immédiate. Dans l’entretien qui figure dans la feuille de salle distribuée aux spectateurs, Tiago Rodrigues compare le combat d’Hécube à celui des mères et des grands-mères de le Place de Mai à Buenos-Aires qui inlassablement demandaient justice pour leurs (petits) enfants disparus sous la dictature. « Ce deuil des mères dû aux totalitarismes ou à la négligence collective d’une société m’a beaucoup inspiré » souligne-t-il. Nadia-Elsa Lepoivre dira à l’actrice qu’elle est vouloir absolument jouer cette pièce. Celle d’Euripide ou celle de Tiago. Les deux entremêlées. Force du théâtre.

Après les applaudissent nourris du public et de sonores « bravo ! », Tiago Rodrigues s’est avancé sur la scène. Après avoir évoqué les résultats du premier tour des législatives, il a déclaré que face « au danger d’un gouvernement français d’extrême droite, la responsabilité historique du Festival d’Avignon » se doit de réagir. Il a ajouté « Le Festival d’Avignon est un festival populaire, démocratique, républicain et donc un festival progressiste, antiraciste, féministe et écologiste ». Et il a annoncé qu’à l’issue de la dernière représentation du spectacle d'Angelica Liddell dans la Cour d’honneur le 5 juillet, donc du côté de minuit, la Cour sera ouverte gratuitement au public pour une « nuit avignonnaise », une nuit citoyenne de discussions, de prises de paroles pour faire barrage à l’extrême droite. Nul doute que chaque Hécube, chaque Nadia et bien d’autres citoyennes et citoyens seront là.

Hécube, pas Hécube d’après Euripide, écrit et mis en scène par Tiago Rodrigues, Carrière Boulbon à 22H jusqu’au 16 juillet sf les 3 et 10

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