
Agrandissement : Illustration 1

Au fond du plateau, sur un ciel tourmenté, naissent un à un six ronds rouges, comme des planètes et, sur le côté, un vaisseau spatial en forme de crayon. Sont-ce là des points de suspension ? Ou bien ces points, symbolisent-ils six des hétéronymes dont Fernando Pessoa a été friand tout au long de sa vie ? Ou bien… Sur scène, ils sont sept comme six avatars de Pessoa plus un, lui. Ou bien... Bob Wilson, comme toujours, n’impose aucune réponse. Ses spectacles sont nourris d’air, de corps, d’objets et d’espaces où le regard peut circuler, composer, décomposer, recomposer.
C’est alors que l’on entend en voix off, la voix de Robert Wilson lui-même, dire : « I Know not what to morrow bring » (je ne sais pas de quoi demain serait fait). C’est là la dernière phrase écrite par le poète portugais Fernando Pessoa sur son lit d’hôpital. Et il l’écrit en anglais, langue qu’il parlait couramment et dans laquelle il a écrit certaines de ses œuvres.
C’était en novembre dernier sur la scène du Théâtre de la ville et dans le cadre du festival d’Automne, un festival qui aura si souvent accompagné Robert - Bob - Wilson depuis son premier spectacle Le regard du sourd crée au festival de Nancy en 1971.
C’est par l’équipe du Bread and puppet que Jack Lang, directeur et créateur du festival, avait entendu parlé d’un inconnu qui bricolait des choses étranges non loin de New York. Il y envoie des émissaires.
Le spectacle aussi lent qu’ hypnotique, dure des heures et des heures. La fascination est aussi totale qu’informulable. Le spectacle vient à Paris la saison suivante au Festival d’Automne de Michel Guy, « Bob » ne cessera d’y revenir.. Wilson « pose le le théâtre comme le mariage du geste et du silence, du mouvement et de l’inouï. Je n’ai jamais rien vu de plus beau en ce monde » écrira Louis Aragon dans Les lettres françaises au sortir du Regard du sourd. A trente ans, méconnu dans son pays, Robert Wilson » devient mondialement célèbre.
Deux ans plus tard, c’est A letter for Queen Victoria avec le jeune autiste Christopher Kwoles qui accompagne Wilson depuis le début, « un spectacle incroyablement beau » écrit Michel Cournot dans Le Monde. En 1976, c’est la création au Festival d’Avignon puis à Paris à l’Opéra comique en coproduction avec le Festival d’automne d’Einstein on the beach sur une musique de Phil Glass avec Sheryl Sutton, Lucinda Child et les fameux knee-plays réglés par Andrew De Groat. Le spectacle magique, obsédant des années après, sera repris à la MC93 puis recréé quelques années plus tard en 2013 au Théâtre du Châtelet.
Entre temps,Wilson aura fait du chemin. Monté des pièces comme Hamlet Machine d’Heiner Müller au théâtre de Nanterre Amandiers, mis en scène Salomé de Richard Strauss à la Scala, The Black Rider de Burroughs sur une musique de Tom Waits à Hambourg, mis en scène La flûte enchantée de Mozart à l’Opéra Bastille, Orlando d’après Virginia Woolf au Théâtre de Vidy Lausanne puis à l’Odéon avec Isabelle Huppert, Woyzeck de Büchner à l’Odéon, Winterreise de Schubert avec Jessie Norman au Châtelet. En 2004 il met en scène à la Comédie Française Les Fables de La Fontaine, spectacle plusieurs fois repris tout comme Quartett de Müller avec Arias Garcia Valdes et Isabelle Huppert. Et ainsi de suite...
En 1991, il avait créé à Long Island le Watermill center, un laboratoire de spectacles mais aussi un lieu de résidences pour artistes, et bien d’autres choses.
Et je n’ai rien dit de son amour pour les vieilles artistes japonaises, ni de son admirable et inoubliable I was sitting on my patio and a guy appeared I thought I was hallucinating et autres merveilles...
Son travail sur la lumière était sans égal mais il en allait de même pour sa façon d’organiser l’espace ou de travailler le son. Un maître qui nous étonnait toujours sans jamais sombrer dans le maniérisme.
Il connut cependant une déconvenue, celle de n’avoir pas pu aller au bout de son phénoménal projet Civils wars. Un rêve grandiose, cosmopolite en cinq actes et quinze scènes entrecoupées d’inserts sous forme de Knee-plays. Le spectacle s’inspirait de photos prises lors de la guerre civile aux États-Unis et de photos prises à la même époque au Japon. Il devait mettre en scène les différentes parties successivement à Cologne, Tokyo, Rome, Minneapolis, Rotterdam et Paris pour un final aux Jeux Olympiques de Los Angeles. On devait y croiser Voltaire, Abraham Lincoln et bien d’autres, David Byrne, Philip Glass et David Bowie devaient signer la musique, Jessie Norman devait y côtoyer Delphine Seyrig, Heiner Müller le maître du No Hideo Kanze... Un projet fou, démesuré, magnifique pour ce qu’on a pu en voir en partie ici ou là mais qui échoua presque à son terme...faute de financements.
Il y aurait tant à dire, à écrire...
Terminons, par un fort souvenir : celui de Bob Wilson acteur et metteur en scène, seul en scène interprétant en anglais, Last Krapp’s band be Beckett, en français La dernière bande
Beckett privilégie le son sur le sens : en anglais le titre sonne formidablement, en français le jeu des allitérations, des syllabes ouvertes et des syllabes fermées, donnent le change au prix de l’abandon d’une information. Sur les 26 pages que comptent la pièce, 4 et demie, au début, décrivent le décor, la position de Krapp et ce qu’il fait, avant de proférer ses premiers mots
Bob Wilson est d’une fidélité diabolique : il y a bien « à l’avant-scène, au centre, une petite table dont les deux tiroirs, s’ouvrent du côté de la salle », il y a bien sur la table « un magnétophone avec microphone et de nombreuses boites en carton contenant des bobines », il y a bien au-dessus de la table une lampe qui va baigner la table dans « une lumière crue ».
Mais Bob Wilson s’éloigne aussi radicalement des didascalies de Beckett pour mieux l’approcher, l’aimer. D’abord en plongeant longuement dans l’obscurité la table derrière laquelle l’homme est assis et en assourdissant le théâtre d’un bruit de pluie drue, une forte pluie sonore matérialisée par des stries de lumières. Infernale magie wilsonienne.
Début du texte (sans tenir compte des didascalies) : « ah ! Boite…trrois…bobine…ccinq. Bobine ! Bobiiine. ». Quel délice que d’entendre Wilson prendre son pied avec le mot bobine en anglais, « spool » aux riches modulations. Et, de fait, l’acteur Wilson traduit à l’extrême ce que souhaite Beckett écrivant que Krapp doit avoir une « voix fêlée très particulière ».
Ce spectacle était aussi comme une confidence. Bob Wilson fêtait cette année-là ses 70 ans. Il avait, comme on dit, l’âge du rôle, de ce Krapp qui, à traverse des bandes enregistrées par lui-même, se remémore son passé. Et Wilson se souvenait que Beckett était venu lui parler après avoir vu A letter for Queen Victoria , un de ses premiers spectacles...Beckett l’avait, disait-il, « complimenté » pour son texte « fragmenté et non séquencé »...