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J’ai rencontré une bande d’apaches. Des drôles d’indiens urbains mais nullement parisiens qui jouent aux fléchettes, au jeu des sept familles (ils sont sept sur scène), aux cartes sur et sous table, au coupe-couple.
Le saut de la mise en scène
Au collège, quand le vieux prof de maths écrivait des formules interminables sur le tableau et qu’on chahutait dans son dos, on attendait le moment où il il se retournerait et nous traiterait de « bande d’apaches ! ». On adorait être traités d’apaches. Ce nom valant pour plusieurs tribus indiennes a été kidnappé par des militaires qui ont donné le nom d’apache à un hélicoptère et à un missile. Heureusement, depuis l’an dernier (2015), « Les apaches » est aussi le nom d’un collectif d’acteurs réunis autour d’un auteur metteur en scène, Olivier Augrond. Premier spectacle du collectif et première pièce d’Olivier Augrond : Une place particulière.
Ce titre vaut aussi pour l’aventure : nous ne sommes pas en présence du cas, habituel, de jeunes acteurs qui, au sortir d’une école de théâtre, décident de rester ensemble et de former un collectif ou une compagnie. Les Apaches réunissent des acteurs expérimentés, sortis des écoles depuis un petit tas d’années et ayant roulé leur bosse ici et là. C’est aussi le cas d’Olivier Augrond qui, après un bon parcours d’acteur, bascule dans la mise en scène et l’écriture et, dans les deux registres, fait preuve d’une rare maîtrise pour un « débutant ». Enfin, le collectif ainsi formé après des parcours individuels qui ne se ressemblent pas, fait écho à ce que racontent plusieurs histoires traversant Une place particulière. Comme une nourriture réciproque, ce qui est toujours bon signe.
Quand on entre dans la salle, ils sont déjà là. Certains jouent aux fléchettes, il y en a deux ou trois qui tchatchent à l’écart, à l’avant-scène une femme tire les cartes, sur un tabouret un homme bricole un réveil. Il va être question d’heures, de rendez-vous parfois manqués, de rencontres, de voyages, de projets communs, de vie nouvelle peut-être, de fantasmes tangibles, d’argent aussi. Ils sont sept. Encore jeunes. L’un semble un peu plus âgé que les autres, tel autre paraît un peu plus jeune. On ne sait pas exactement.
Commence un enchaînement voire un enchevêtrement de séquences, de pans de vie comme saisis au vif d’un déraillement, d’une crise, d’un événement inattendu, d’une réunion circonstancielle, le tout dans un espace unique (conçu par Camille Duchemin) que des mouvements de fauteuils, d’objets recomposent par glissement musical.
« Il se passe quelque chose »
Chaque acteur endosse plusieurs identités qui se frottent les unes aux autres, chaque situation fait écho plus ou moins accidentellement à une autre. Tout est dans l’allusif, le possible, l’incertain. Le spectateur fait sa pelote de ces dépressions d’identités, de ces non-dits, de ces fragments de vie sans commencement ni fin. Un théâtre de l’introspection humaine qui prend souvent appui sur une situation exceptionnelle : deuil, rendez-vous chez un notaire après un décès, doute sur l’identité d’un nouveau né... A la fin, on peut penser que tout s’accorde et se raccorde, mais rien n’est moins sûr.
Cet attachant théâtre de l’incertitude est fondé sur une certitude : celle de mettre au centre du travail théâtral « l’élan intérieur », celui de « l’imaginaire de l’acteur ». « En laissant de côté pour un temps le texte, j’invite l’acteur à inventer ses propres processus, à explorer les chemins qui le conduiront vers son foyer le plus secret. Grâce aux outils que sont le monologue intérieur, les interviews et les esquisses de personnages, l’acteur explore des territoires cachés, enfouis, disparates, insoupçonnés », écrit Olivier Augrond. « Excuse-moi, mais ici il y a de la vie. Il se passe quelque chose », dit l’un des apaches.
La notion de « monologue intérieur » fait immanquablement penser à Krystian Lupa et ce n’est pas un hasard. Dans le cadre de l’institut nomade de la mise en scène, Olivier Augrond a effectué deux stages avec Lupa qui l’ont beaucoup marqué et deux autres stages avec Joël Pommerat qui l’ont marqué tout autant. Son travail, dont l’écriture du texte oscille entre la table du solitaire et l’atelier du groupe basé sur l’improvisation, s’inscrit dans ce double sillage, bon début.
Nommons-les, ces acteurs apaches qui jouent collectif tout en affirmant de fortes singularités : Margot Faure, Candice Lartigue, Patrice Botella, Yves Buchin, Guillaume Marquet, Romain Arnaud-Kneisky, Jean-Philippe Feiss (musicien). A la toute fin du spectacle, les sept finissent par se retrouver dans une maison au toit percé. La pluie tombe et, par des trous, pénètre dans la maison. On sort les seaux, les serpillières. Tous ensemble et chacun dans son coin, on s’y met. Ayant mouillé la chemise, on éponge la vie.
Au Monfort Théâtre, du mardi au samedi, à 21h, jusqu’au 14 décembre.