jean-pierre thibaudat (avatar)

jean-pierre thibaudat

journaliste, écrivain, conseiller artistique

Abonné·e de Mediapart

1388 Billets

0 Édition

Billet de blog 2 mars 2018

jean-pierre thibaudat (avatar)

jean-pierre thibaudat

journaliste, écrivain, conseiller artistique

Abonné·e de Mediapart

La Fillières Beauvoir Balasko

Tout est inhabituel dans le spectacle « La Femme rompue » que reprend Josiane Balasko au Théâtre Hébertot. Le texte de Simone de Beauvoir, l’actrice, la mise en scène d’Hélène Fillières.

jean-pierre thibaudat (avatar)

jean-pierre thibaudat

journaliste, écrivain, conseiller artistique

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1
scène de "La femme rompue" © Pascal Victor

En 1967, Simone de Beauvoir publie La Femme rompue, un recueil comprenant deux nouvelles dont celle qui donne le titre au recueil et un monologue intitulé simplement : « Monologue ». Le théâtre n’est pas un genre que l’écrivaine affectionnait, elle n’a écrit qu’une pièce, plus d’un quart de siècle auparavant, Les Bouches inutiles, que Michel Vitold devait mettre en scène la même année. Le monologue de La Femme rompue est un texte mitoyen, entre le monologue de théâtre et le monologue intérieur cher à la littérature. Tout comme l’est le monologue de Molly Bloom qui achève l’Ulysse de Joyce. Souvent, le théâtre s’est emparé de ces monologues, du pain béni.

« J’en ai marre »

Observons cependant que le ton de ce monologue est assez inhabituel pour Simone de Beauvoir. Elle se lâche, elle s’amuse, elle met en scène une femme entre deux âges, une femme que la vie a malmenée, ratatinée et qui se retrouve seule un soir de réveillon. « Ah j’ai été salement frustrée, la vie ne m’a pas fait de cadeau », dit-elle. Un monstre d’égoïsme aussi, passablement réac ; la Mère-Noël est une ordure, en quelque sorte. « J’en ai marre », dit Muriel, répétant ce mot « marre » 85 fois de suite ou, à l’envi, comme une base rythmique de sa rage, le mot « salaud » avec ou sans s.

Sa fille s’est suicidée, elle ne voit plus son fils, son mec s’est barré, elle est fâchée avec sa vieille mère, etc. D’autres se seraient écroulées, ruées dans l’alcool, la drogue ou le premier venu ; Muriel ne renonce à rien. Elle rumine, râle contre tout, à commencer par ces voisins du dessus qui font un boucan infernal, les « salauds ». Elles en veut aux « pédés », aux « pouffiasses », à sa fille Sylvie qu’elle tabassait, à ces connards qui l’ont abandonnée, aux « gros culs », à ceux qui la rendent coupable du suicide de sa fille. Elle est exaspérante, odieuse, mais aussi attendrissante dans sa noirceur, elle déborde de violence qu’elle canalise dans les mots. Elle souffre, sa solitude lui pèse. Elle est seule, infiniment seule. Elle soliloque comme d’autres chialent ou cassent tout autour d’eux.

Josiane et Valérie

L’actrice Hélène Fillières a lu La Femme rompue. Et le monologue, cette voix balafrée, l’a bouleversée. Nimbée d’élégance androgyne, ayant derrière elle une collection de rôles de femmes au parler rare et aux regards de côté persistants, elle est fascinée par ce monstre ambivalent, ce nœud de contradictions et ce parler cru à la louche qui constituent Muriel. Tout ce qu’elle n’est pas et ne peut pas être. Alors elle a l’idée sublime de proposer le rôle à une actrice qu’elle n’a jamais rencontrée, qui ne lui ressemble en rien, qu’elle admire sans aucun doute et qui saura habiter le personnage, tutoyer le monde de Muriel : Josiane Balasko.

Au théâtre comme au cinéma, Balasko fait toujours mouche. Si au cinéma, après les années Splendid de ses débuts, il lui est arrivé d’interpréter des rôles plus ou moins tragiques (Gazon maudit, Trop belle pour toi, etc.), au théâtre elle s’en était tenue jusqu’à présent au registre de la comédie. En signant également bon nombre de pièces comme Nuit d’ivresse, Un grand cri d’amour, Un grand moment de solitude, etc. Des pièces dont elle était le pivot dans la tradition renouvelée du théâtre de boulevard. Ce qui lui avait valu d’entraîner dans ce registre dont son amie ignorait tout, Valérie Lang rencontrée lors des luttes pour la défense des sans-papiers et les émigrés où l’une et l’autre furent très actives.  Dans un livre qui vient de paraître, Je veux brûler tout mon temps (Seuil), François Jonquet raconte très bien ces épisodes parmi d’autres, lui qui avait connu Valérie Lang à 17 ans et devait l’accompagner jusqu’au bout, la mort de Valérie Lang mettant un terme à leur amitié mâtinée d’amour. « Valérie a dû apprendre à ouvrir et à fermer une porte, à jouer réaliste, elle a su faire rire le public », se souvient en souriant Josiane Balasko. Dans le monologue de La Femme rompue, rompue qu’elle est au jeu avec le public, c’est Balasko qui apprend à ne plus jouer avec l’auditoire, à ne jamais le regarder.

Sauf aux saluts

Quand Hélène Fillières lui fait lire ce texte que Balasko ne connaissait pas, elle dit oui tout de suite. Les grandes actrices aiment aller là où on ne les attend pas : le monologue de La Femme rompue l’entraîne sur un terrain qu’elle n’avait jamais foulé. Et, audace supplémentaire, avec une Hélène Fillières qui n’a jamais signé de mise en scène. Pari risqué, pari tenu.

Hélène Fillières va très loin en lui proposant de jouer sur un lit, le plus souvent allongée, parfois assise, parfois de dos. Le lit disposé sur le devant de la scène est juché sur une petite estrade, les côtés sont masqués par des pendrillons noirs. Pas de canapé, pas de portes qui claquent. Un lit des plus spartiates, couvert d’un drap orange-rouge. Le rideau se lève sur Balasko allongée, vêtue d’un rigoureux pyjama noir. Les couleurs vives de la colère rageuse, du ressentiment, le noir que l’on broie, le noir de celle qui, contrairement à une héroïne de Tchekhov, ne veut pas encore faire le deuil de sa vie.

Créé en décembre 2016 au Théâtre des Bouffes du Nord, le spectacle est parti en tournée, le voici à Paris au Théâtre Hébertot. Même aux temps glorieux de Jacques Hébertot, ce théâtre n’avait jamais vu ça : une actrice réputée pour sa force comique dévastatrice cueillir le public à froid et ne plus le lâcher sans jamais le regarder les yeux dans les yeux car cela serait lui mentir. Sauf aux saluts.

Quand elle sort de scène, Balasko laisse Muriel sur son lit jusqu’au lendemain. Devant un chocolat chaud, elle parle du livre de Jonquet où elle dit avoir appris beaucoup de choses, de son amie Valérie, de ce jour ancien où, un carton à dessins sous le bras, elle a poussé une porte croyant pouvoir glaner quelque travail. C’était le cours d’art dramatique de Tania Balachova. Elle y est restée deux ans. Elle y a tout appris. Mais c’est une autre histoire (à lire dans le prochain numéro de la revue Ubu à paraître en juin).

La Femme rompue, Théâtre Hébertot, 19h, du mardi au samedi.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.