
C’est Claire Stavaux, la jeune et dynamique directrice des éditions de l’Arche qui a parlé à Julie Deliquet de ce texte méconnu (en France) de Fassbinder 8 heures ne font pas un jour, une série écrite et réalisée (en partie, 5 épisodes sur 8) pour une chaîne de télévision allemande et qui connut à l’époque ( début des années 70) un beau succès. Le texte, traduit par Laurent Muhleisen, paraît ces jours-ci à l’Arche pour accompagner le spectacle de Julie Deliquet qui s’en tien aux cinq premiers épisodes (ceux filmés par Fassbinder). Le volume, plus de trois cents pages, va jusqu’au huitième et dernier épisode écrit. Une plongée dans la vie ouvrière, côté privé et côté boulot, que Julie Deliquet entrelace avec la complicité de Julie André et Florence Seyvos pour la version scénique du texte, Zoé Pautet pour la scénographie, Pascale Fournier et Richard Sandra pour la collaboration artistique.
Et je m’en voudrais d’attendre pour citer les quatorze actrices et acteurs qui portent haut et fort cette aventure collective à la mise en scène revendiquée. Plusieurs sont membres du collectif In vitro, la compagnie dirigée par Julie Deliquet (Julie André, Eric Charon, Olivier Faliez, Agnès Ramy, David Seigneur, Hélène Viviès) riche en beaux souvenirs. D’autres sont issus d’une promotion de l’école de Saint-Etienne dont Julie Deliquet a été la marraine (Lina Alsayed, Ambre Febvre, Brahim Koutari, Mikaël Treguer). Enfin y figurent des comédiens qui ont roulé leur bosse comme Christian Drillaud ou Zakariya Gouram. Last but not least, Evelyne Didi ( Théâtre éclaté d’Annecy auprès d’Alain Françon, riches années Jean-Pierre Vincent au TNS, proche de Matthias Langhoff, etc.) qui, dans le rôle de Luise (dont on fête les soixante ans) , est comme la mascotte du spectacle, son bienveillant porte-bonheur, portant allégement, au-delà des luttes et des disputes, une vision tonique de l’art de vivre ensemble, bénissant de son sourire le couple qui se forme sous nos yeux entre Jochen et Marion, veillant à maintenir à flot le joyeux et frondeur humanisme qui innerve la soirée, trois heures durant (bref entracte) sans le moindre temps mort,.
Les sphères familiales, amoureuses, amicales et ouvrières se mêlent. On oscille entre vie personnelle et vie professionnelle. Kâthe (Julie André), la fille de Luise est mariée avec l’ouvrier râleur de l’usine Wolf (Eric Charon), ils ont deux enfants Jochen (Mikael Treguer) et Monika (Lina Ajsayef) laquelle a épousé Harald (Olivier Fallez) ; tante Klara (Hélène Viviès) est l’autre fille de Luise ; Marion (Ambre Febvre) devient, sous nos yeux, la petite amie de Jochen, Manfred (Brahim Koutari) est le meilleur ami de ce dernier et son collègue à l’usine, il est aussi un amour de jeunesse de Monika ; Irmgarg ( Agnès Ramy) est une collègue de bureau (petites annonces) et amie de Marion ; Franz (David Seigneur) est l’ouvrier qui, encouragé et soutenu par ses camarades deviendra contremaître; Grégor (Christian Drillaud) est le vieil amant souffreteux de Luise. Enfin intervient aussi une enfant, Sylvia (plusieurs se relaient de soir en soir), fille de Monika et Harald. A tout le moins, trois générations.

Ce listing, un peu fastidieux à l’écrit, est fluide et on ne peut plus lisible à la scène. Notons en passant le beau travail des costumes signés Julie Scobeltzine. La série de Fassbinder comporte une cinquantaine de personnages, Deliquet s’en tient à une vingtaine. Tout cela façonne un nuancier d’êtres humains loin des personnages réduits à quelques traits avec lesquels se contentent nombre d’auteurs dès qu’ils entendent mettre en scène des ouvriers et des émigrés. Au demeurant, on serait bien en peine de trouver une telle série sur les chaînes françaises et en Allemagne, elle reste une exception. Elle n’avait jamais, outre Rhin, et ailleurs, fait l’objet d’une adaptation théâtrale, c’est donc à une première mondiale à laquelle nous assistons au TGP.
La scénographie active ces perpétuels passages entre les appartement et l’usine, les cabinets et la rue, le coin douche à l’usine et le coin chambre, l’espace centrale pouvant tout à tour celui de l’usine où on se réunit pour discuter et celui des fêtes, l’anniversaire de Luise et plus tard le mariage de Jochen et Marion. Les scènes collectives dominent mais la scénographies comme le texte de Fassbinder offrent des flashes d’intimité salutaires.
Si la question de la suppression possible d’une prime de rendement crispe les ouvriers de l’usine et met en lumière leur dissensions, ils ne campent jamais dans des positions classiques (grève, débrayage) qu’auraient proposé les syndicats (ils sont inexistants ou hors champ comme dans 7 minutes la pièce de Massini, lire ici). Ils optent pour de petits sabotages, mettent au point un système inventif d’organisation du travail ou poussent à ce que que l’un d’eux devienne, leur contremaître. On pense à ces rêves d’autogestion en vogue dans ces années là, Lipp and co.. Dans la sphère privée les femmes s’émancipent, mais le machisme bande encore orgueilleusement et met à mal certains couples lesquels se font ,se défont ou se rabibochent. A la recherche d’appartement ou au déménagement de certains correspond le changement d’emplacement imminent pour l’usine . L’interface est constant et donne son rythme binaire à la représentation où la femme n’est ni l’avenir ni la chose de l’homme, mais son égal et quand ce n’est pas le cas , le couple tend à vaciller. L’ homme, la femme, le monde sont transformables nous dit Fassbinder nullement dupe de sa volontariste naïveté. Fassbinder aime aussi illustrer le vieux tube de la classe ou ouvrière « l’union fais la force » ( qui engendrera plus tard le « tous ensemble ») que cela soit au sein de l’entreprise ou à l’heure de récupérer une bibliothèques désaffectée pour, sans autorisation, en faire une garderie pour enfants sous l’impulsion de la vieille Luise, toujours à l’affût.
Pour finir, saluons le travail de mise en scène et de direction d’acteur de la phénoménale Julie Deliquet. A la fois cheffe d’entreprise, de bande et de troupe, patronne et copine, brasseuse d’utopie et amoureuse du petit détail qui fait vibrer les cœurs les plus endurcis. Son aventure à la tête du théâtre Gérard Philipe de Saint Denis, retardée par le Covid, commence par un bel éblouissement.
L’intégralité des huit épisodes de Huit heures ne font pas un jour est publiée par L’Arche Éditeur., 304p, 19,50 euros
Spectacle durée : 3h20 (entracte compris)
Théâtre Gérard Philipe, centre dramatique national de Saint-Denis jusqu au 17 oct.
Puis tournée : Domaine d’O, Montpellier du 5 au 7 janv ; Espace Marcel Carné, Saint-Michel-sur-Orge le 14 janv ; Théâtre des Célestins, Lyon du 19 au 23 janv ; MC2 Grenoble, du 2 au 4 fév ; La Coursive, scène nationale de La Rochelle les 9 et 10 fév ; ThéâtredelaCité, Toulouse du 16 au 18 fév ; Comédie de Colmar, les 24 et 25 fév ; Châteauvallon -Le Liberté, Toulon les 4 et 5 mars ;Théâtre Joliette, Marseille du 10 au 12 mars ; Théâtre de l’Union, Limoges les 17 et 18 mars ; Comédie de Reims du 23 au 25 mars, ; Comédie de Caen,l es 6 et 7 avril.