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Billet de blog 2 novembre 2016

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Pierre-Yves Chapalain met du cœur à «Outrages»

Auteur et metteur en scène de théâtre trop discret pour ne pas être mystérieux, Pierre-Yves Chapalain enrichit son bestiaire de créatures cassées en deux, en double, en trouble. « Outrages » remue dru la boue de ce qui aurait pu être un fait d’hiver. Du pain béni pour les acteurs.

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Illustration 1
Scène de "Outrages" © Elisabeth Careccio

C’est une histoire dont Claude Chabrol aurait pu faire un film en commençant par la fin. Il y a tout ce qu’il aimait : un coin de province au bord d’un lac, des êtres pas très nets, des racontars, des choses bizarres, des caves pleines de pinard, l’arrivée d’une voyageuse, un début de noce et, pour finir, un voire deux cadavres, et même un troisième non élucidé ressorti de derrière les fagots. Jean Poiret aurait commandé deux œufs au plat au bistrot du village et le film aurait mené l’enquête.

Histoires de familles

Pierre-Yves Chapalain n’est pas un enquêteur, c’est un introspecteur des intermittences du cœur, du corps, des bas morceaux de la vie. Il ne cherche pas à faire la lumière sur une affaire (la pièce reste en suspens, au bord du tragique), mais à densifier l’obscurité d’un être, d’un fait, d’un sentiment. Il sait que chez l’homme, la femme, il y a aussi de l’animal, du bestial et que ça surgit comme une envie de pisser. Il sait qu’un être en cache toujours un autre, plus secret et souvent plus prenant.

Chapalain commence par mettre en place un dispositif fait de lieux et d’une poignée individus. Dans Outrages, c’est l’histoire d’un couple de pauvres dont la fille est en affaire avec leur riche voisin, l’ennemi juré de toujours. Le dit voisin veut lui léguer sa fortune à la condition perfide et vengeresse qu’à sa mort elle le rejoigne dans le caveau. Premiers outrages. Il en est d’autres. Ce dispositif mis en place, Chapalain observe, ramifie. Ce sont les rapports humains qui lui importent, la chiffonnerie des instincts, l’amour filial, la trahison, la vengeance. Tout cela se mêle, s’embrouille dans Outrages qui se nourrit aux bonnes sources : les Grecs, Shakespeare. Il y a du couple Macbeth chez le père et la mère de la pièce : comme chez l’Anglais, la mère est un mâle dominant et le mari celui qui tient le couteau mais ne tient pas la distance.

Mais Chapalain, de texte en texte (lire ici), c’est tout autant, sinon plus, une langue (une écriture) qui porte, déporte, nourrit, déglutit cet univers. Ce qui séduit la fille chez le vieux voisin honni, ce n’est pas le physique – il ressemble à un cheval, dit-elle –, c’est son filet de mots où elle se laisse prendre : « Quand il me parlait, je me disais en moi-même : je n’ai jamais entendu cela avant, pourquoi personne ne m’a jamais parlé comme cela ? » Et surtout pas Saïd, son fiancé, plus prompt à la tringler qu’à lui dire des mots d’amour. Enjôleur ? Démon de midi ? Salopard, le vieux voisin ? On ne sait pas. Chapalain aime l’incertain, le noueux. Le voisin n’entre pas en scène mais il en occupe le centre.

Aller à la racine

La langue de Chapalain gratte la terre. Elle hermine. Chez lui, au commencement de l’homme était la racine. « J’ai une chose qui me pousse dedans », dit Mathilde (Julie Lesgages), la fille, ou encore « une ronce vivace pousse ses racines dans mon sang et enlace nos deux corps », dit-elle à Margot (Kahena Saïghi) dans une barque. Margot, c’est sa meilleure amie d’enfance, elle est aussi la nièce (donc héritière en titre) du riche voisin qui la rendait « folle », elle aussi. Laquelle Margot (passionnant personnage qui aurait mérité d’être plus développé), s’étant un jour allongée « sur la terre de ce bon vieux littoral » se serait « retrouvée en-dessous comme une racine » si elle avait continué à dormir. Quant au père, il se saisit de sa belle-mère à la cave parce qu’elle tient une bouteille « avec ses doigts en forme de racines tout autour ». Le seul à parler un langage figé et catalogué, c’est le professionnel de la parole : l’avocat (Ludovic Le Lez) bientôt prêt à être véreux tout en tenant ses mots bien propres sur lui. Tout est véreux au village, jusqu’aux bêtes, atteintes de virus.

Tous les acteurs cités dans les parenthèses sont excellents et sont, pour la plupart, familiers de spectacles et de l’univers de Chapalain qui signe également la mise en scène. Mais on doit accorder une mention particulière aux deux acteurs du couple. D’une part parce que l’auteur pousse très loin leur identité trouble et d’autre part parce qu’ils sont tenus avec une confondante humanité par Jean-Louis Coulloc’h et Catherine Vinatier.

Théâtre de l’Echangeur (métro Galliéni), du lundi au samedi à 20h30, dimanche à 17h, relâche les mercredis 2 et 8, jusqu’au 10 novembre,

Scènes du Jura le 13 décembre.

Le texte d’Outrages est publié aux éditions Les Solitaires intempestifs, 112 p., 15€.

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