
Agrandissement : Illustration 1

C’est le soir, dans le salon d’un hôtel. Assise, une femme boit un café. Une autre femme arrive et entame la conversation par un : « je peux vous parler une minute ? ». Rien de plus banal. Sauf que la première femme est la seule cliente de l’hôtel que dirige et possède la seconde (héritage familial). La proprio-servante demande à celle qui boit un café si elle compte rester à l’hôtel car elle est l’unique cliente, et attend son départ pour fermer l’hôtel. Non, la cliente veut rester, elle se sent bien dans cet établissement et décline l’offre d’aller dans un des deux hôtels du village situé quelques kilomètres plus bas. Sans jamais sortir du salon, on glisse indiciblement du banal à l’insolite, masque d’une perte-quête d’identité.
Femmes d'attente
Le rituel du café va se répéter de soir en soir, rythmant les conversations presque anodines, curieusement étranges par ce qu’elles ont de trouées, de possiblement allusifs. Tout est dans le « presque », le « curieusement », le « possiblement », la petite note qui ouvre une brèche. Au hasard des phrases, on apprend des choses, des petites choses. Tout est là, dans l’infime, l’allusif, le presque rien. Dans ce que l’on apprend sur les deux personnages et l’environnement, incidemment. La proprio veut vendre et changer de vie. La cliente vient de divorcer et est venue dans la voiture de son ex mari. La complicité entre les deux femmes naît de leur conjoncturelle intimité laquelle engendre de la méfiance et active un nstinct de domination.
Le rituel du café, par sa répétition, dans une lumière qui confine à la pénombre (beau travail de Sarah Marcotte) ,contribue à épaissir doucement l’atmosphère, engrossée par les incidents du jour : un étui à lunettes égaré, un pneu crevé, une poussée de fièvre. Et puis, avec l’arrivée soudaine d’un homme, tout se précipite comme disent les chimistes. L’homme dit avoir renversé un cerf sur la route et demande un fusil de chasse pour aller l’achever.
N’en disons pas plus.Car c’est à chaque spectateur de constituer le puzzle auquel manquera une ou plusieurs pièces. Au final, l’énigme conservera sa part d’ombre.
D'un passeur l'autre
Cette pièce, Massacre (en catalan Occisió), doucement envoûtante, est l’œuvre d’une écrivaine catalane Lluïsa Cunillé (née en 1961). Une cinquantaine de pièces à son actif (en catalan et en castillan). Souvent primée en Espagne, jouée dans de nombreux pays, Lluïsa Cunillé franchit enfin les Pyrénées. La France la découvre. C’est sa première pièce montée en français, espérons qu’il y en aura d’autres
On doit d’abord cette découverte à ce passeur qu’est le traducteur Laurent Gallardo (avec le soutien de la Maison Antoine Vitez, mère aubergiste des traducteurs) qui voit en Cunillé, l’une des meilleures dramaturges espagnoles. « Le théâtre de Lluïsa Cunillé fonctionne comme un microcosme arrimé au concret, où les actions les plus anodines ne constituent pas à proprement parler un ensemble de signes désignatifs mais un régime d’indices » écrit-il.
On doit tout autant cette découverte à la mise en scène d’une parfaite maîtrise qu’en signe Tommy Milliot . Après avoir été formé par Eric Vigner à l’Académie du CDN de Lorient (lire ici) et avoir été son assistant, Tommy Milliot a fondé la compagnie Man Haast en 2014 pour « explorer les dramaturgies contemporaines » avec sa dramaturge Sarah Cillaire. Son chemin est ainsi passé par le norvégien Fredrik Brattberg (Winterreise traduit par Terje Sinding), l’américaine Naomi Wallace ( La brèche traduit par Dominique Hollier), les français Frédéric Vossier (Lotissement) et Marie Fourquet (En héritage(vue du ciel)).
Très bien dirigées, Sylvia Bergé (la tenancière de l’hôtel) et Clotilde de Bayser (la cliente) propagent les ondes maléfiques et magnifiques d’un infra-théâtre que vient déchirer nerveusement l’homme de passage (Nazim Boudjenah, sauf les 13 et 14 février Miglen Mirtchev ). Tout cela se passe sur la scène souterraine du Studio de la Comédie -Française, lequel, apparaît avec Massacre comme le jardin secret de la Maison de Molière.
Studio de la Comédie Française, 18h30, jusqu’au 8 mars sf lun et mar
La traduction de Massacre par Laurent Gallardo est parue aux Editions Les solitaires intempestifs , 92p, 14€