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«Falk » . Le mot, le nom apparaît dès la seconde ligne du texte de Claudine Galea Un sentiment de vie. Dit par Claude Degliame qui nous regarde avec des yeux irradiés d’une lumière intérieure, ce n’est plus un mot, ni le prénom d’un dramaturge allemand, c’est un talisman, un râle fondateur, une injonction chamaniste. « C’est Falk qui m’a donné l’élan » écrit Galea, , « Je vais dire Falk comme si je tutoyais Falk comme si je connaissais Falk » poursuit-elle, une phrase que Claude Degliame porte jusqu’à la déflagration incantatoire. Falk Richter a écrit My secret garden su son père et c’est ce texte qui aide Claudine Galea à écrire sur son propre père, son jardin secret.
A l‘origine, une commande. Celle faite par Frédéric Vossier à Claudine Galea pour le numéro 5 de la revue Parages (la revue du Théâtre National de Strasbourg) consacré à Falk Richter, un des meilleurs numéros de la revue (cessera-t-elle de paraître après le départ annoncé De Stanislas Nordey à la tête du TNS ?). Dans ce numéro, on lit de très belles contributions dont celle de Nordey lui-même qui écrit à propos des textes de Falk Richter (il en a mis plusieurs en scène et en a donné en pitances aux élèves de l’école du TNS) : « Pas d’histoire ni de personnage, plutôt une pluralité d’histoires défaites, d’expressions, de confessions, d’appels. Toute une matière textuelle hétérogène qui propose un nouveau théâtre de parole ». U. sentiment de vie relève de ce théâtre de paroles, lequel a récemment suscité deux collections chez des éditeurs de théâtre. « Des écrits pour la parole » à l’Arche. Et « Hors cadre » aux Éditions Espaces 34, un « lieu pour des voix, des fictions qui appellent la parole et le corps. Un trouble dans les genres, des forces en mouvement, du désir, de l’audace, de l’invention » écrit Sabine Chevallier, directrice des éditions. C’est dans cette collection que paraît Un sentiment de vie.
« L’histoire de Falk n’est pas la mienne, mais son histoire parle à mon histoire. Ça se mélange, j’aime quand ça se mélange, quand c’est impur. C’est comme ça qu’une nouvelle histoire commence » écrit Claudine Galea dans Parages, en prélude à une version primitive de Un sentiment de vie, phrases non reprises dans l’édition du texte. Dans Parages le texte s‘arrête sur l’évocation du Lenz de Büchner, référence à la première phrase du texte :« le 20 janvier Lenz traversa la montagne... » Le texte de Galea mis en scène par Jean-Michel Rabeux est plus développé, c’est la version publiée. Il s’achève sur la mort du père : « C’est le mois de janvier l’année de tes soixante-dix huit ans et tu meurs PAPA tu meurs un matin de janvier tu es sorti dans le jardin tailler les roses tu n’as plus de palais, tu n’as plus de poumons il fait un soleil parfait un soleil COMME LA-BAS un soleil qui déchire ». Là-bas, c’est l’Algérie. D’un janvier l’autre, de Falk à PAPA, le texte multiplie les échos et l’actrice les amplifie. Après « Falk », expulsé par la bouche de Claude Degliame, en lettres capitales, dans la gorge de l'actrice, le mot « PAPA » se brise.
Dans le numéro 9 de Parages consacré, lui, à Claudine Galea, Jean-Michel Rabeux dit avoir « reconnu » Un sentiment de vie « dès la première lecture », « stupéfait de s’y trouver avec tant d’acuité, de précision, sans comprendre vraiment pourquoi ». Et plus loin : « ses mots nous emmêlent à elle et l’emmêlent à nous, ils nous obligent à considérer le mystère commun de notre origine, tous nés de père et mère, tous inextricablement liés». On ne saurait mieux dire. Le texte suivant de la revue est un entretien (mené par Chantal Boiron) avec l’actrice Claude Degliame qui venait d’interpréter Au bord de Claudine Galea et s’apprêtait à retrouver le même metteur en scène pour Un sentiment de vie . Derniers mots de Claude Degliame à propos d'Un sentiment de vie : « J’ai l’impression troublante que Claudine parle de la façon dont je m’y prends pour créer, et pourtant elle ne parle pas de moi, non c’est de chacun, de tous ceux qui osent créer. Elle parle à chacun, de nos plongeons, de nos morceaux sensibles de vie, de nos corps qui tombent et se relèvent, du monde quoi !Alors ça donne vraiment envie à l’actrice que je suis de prêter ses jambes, sa bouche son souffle, son âme, de servir de relais. On peut ne pas y arriver mais on s’en relève quand même, c’est le jeu, Une danse, dit-elle. »
Büchner-Lenz, Falk sont comme des mains amis qui se penchent sur l’épaule de Galea pour mieux l’épauler lorsqu’elle écrit ce texte remuant le cloaque familial, le père d’abord. Habillé comme Lenz, l'acteur Nicolas Martel traverse le texte et, en vidéo noir et blanc, marche de dos dans une montagne enneigée. Complicité entre deux corps que tout oppose. Celui charpenté et un peu épais de Nicolas Martel qui chante des airs de Sinatra, "The Voice", que chantait ou écoutait le père lorsque Claudine était petite fille.e Et celui osseux de Claude Degliame laissant tomber une à une les feuilles du texte qu’elle connaît par cœur comme des feuilles mortes, comme des bouts de peau brûlée. La musique, ici et là, passe panser les plaies.
Théâtre de la Bastille, 19h, jusqu’au 19 oct, sf dim.
Le texte de Claudine Galea Un sentiment de vie est publié aux Éditions 34, dans la collection Hors cadre, 54p, 12,50€