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La Despedida, l’adieu. A quoi ? A qui ? Depuis sept ans, Heidi et Rolf Abderhalden à la tête du Mapa Teatro basé à Bogotá mènent un projet théâtral en plusieurs volets sous le titre Anatomie de la violence en Colombie.
La répétition en farce du camp d’El Borugo
En 2010, le premier volet Los Santos Inocentes devait venir, deux ans plus tard, au Festival d’Avignon (lire ici) alors que la troupe créait à Bogotá le second volet Discurso de un hombre decente. En 2014, troisième volet, Los Incontados. Voici le quatrième, La Despedida, l’adieu. Fin. Achèvement de la tétralogie. Achèvement de quoi d’autre ? La Colombie n’en a pas fini avec la violence et les narco-trafiquants mais les accords de paix avec les FARC marquent la fin d’une époque. D’un rêve ? D’un cauchemar ? D’une utopie ?
L’anatomie, nous dit l’ami Larousse, est une « étude de la structure des êtres organisés par les moyens de la dissection ». Le Mapa Teatro dissèque donc la violence en Colombie. Au scalpel, avec une précision chirurgicale, mais tout autant avec le regard de l’artiste prenant du recul sur sa toile pour mieux en considérer la structure, la répartition des couleurs et parler de lui. C’est exactement ce qui articule La Despedida, le quatrième et dernier volet d’Anatomie de la violence en Colombie.
Comme pour le premier volet venu à Avignon, le Mapa Teatro est partie prenante de l’histoire. Au départ, un article de presse comme seul le continent qui nous a donné Jorge Luis Borges et Gabriel Garcia Marquez sait en inventer : la réalité y dépasse la fiction d’une bonne coudée, laquelle lui renvoie un uppercut qui met tout le monde K.O.
L’article raconte comment l’ancien camp « El Borugo », un des camps des FARC (Forces armées révolutionnaires de Colombie) où avait été détenue Ingrid Betancourt et qui était dirigé par un capitaine de légende, est devenu un lieu d’attraction. Une sorte de théâtre de foire où l’on voit des soldats de la Force de déploiement rapide jouer des saynètes du conflit qui les opposait aux FARC en interprétant le rôle de ces derniers, allant jusqu’à endosser leurs tenues de camouflage.
Les ombres tutélaires statufiées
L’article lu, le Mapa Teatro écrit aussitôt au général Salazar, chef de l’état-major des forces militaires. Heidi et Rolf Abderhalden demandent aimablement à visiter ce camp, à filmer « le projet théâtral, muséographique et pédagogique des Forces Armées », voyant là un phénomène « sans précédent dans l’histoire des conflits armés dans le monde ».
La lecture de cette lettre, la réponse de l’état-major (qui demande de plus amples précisions) figurent dans le spectacle. La réponse arrivera à un moment où la troupe, partie jouer loin de la Colombie, pense ne jamais obtenir l’autorisation. Mais le chef d’état-major donne son accord, à la surprise générale. Peut-être a t-il été sensible au fait que Rolf Abderhalden, habilement, dans sa lettre mentionnait, non sans perfidie, que c’est sur la scène du Teatro Colon à Bogotá que la paix avait été signée en Colombie. Retour précipité au pays et départ aussitôt pour la jungle lointaine dans la région de la Macarena, si bien que l’on voit une actrice du film descendre du minibus portant un sac de la Schaubühne de Berlin où la troupe venait de jouer.
Les acteurs professionnels du Mapa Teatro filment donc des soldats de l’armée jouant les rôles de guérilleros et réécrivant l’histoire à leur manière. L’un des officiers supervisant l’opération (le metteur en scène en quelque sorte) dira en substance à Rolf Abderhalden : la guerre des armes est terminée, c’est la guerre des mémoires qui commence. Et c’est cette guerre-là qui donne son tempo au spectacle où cohabitent plusieurs espaces :
- l’espace double de la représentation (celle à laquelle on assiste, avec ses chants, ses danses), et celle à laquelle assiste la troupe du Mapa Teatro dans le camp des FARC vaguement reconstitué (avec à sa tête le commandant populaire « Mono Jojoy » joué par un militaire) ;
- l’espace de la mémoire à travers des documents filmés comme un extrait du premier reportage sur les FARC diffusé par la télévision française ou l’entretien en français avec Camilo Torres avant qu’il ne rejoigne la guérilla ;
- l’espace fantomatique des pères tutélaires statufiés : Marx, Lénine, Fidel, Mao, le Che, Bolivar…
Ces espaces-temps forment un labyrinthe dans lequel on se perd comme l’idéal révolutionnaire s’est perdu là-bas, dans un maquis inextricable. Orgueilleusement solitaire, un accordéoniste extraordinairement virtuose (Juan Ernesto Diaz) fait danser le vague à l’âme. Fidel et le Che jouent aux dominos mais en détournent les règles. Une chanteuse (Agnès Brekke) nous fait craquer une allumette (« Je suis rebelle / parce que le monde m’a ainsi faite » ou encore « Où est la gauche ? / Au fond à droite »). On évoque le légendaire mouvement M19 ou encore l’élection de Miss Univers où Miss Colombie, à peine élue, est destituée car le présentateur s’est trompé de fiche. La Colombie est-elle aussi une erreur de lecture ? Pas de conclusion, pas d’affirmation, mais comme la complainte des rendez-vous manqués, une moiteur émanant des frondaisons de sentiments aux nostalgies lavées par les pluies tropicales. Au loin, quelqu’un chante. Un appel ? Un adieu ? Un talisman ? C’est ça, La Despedida.
Après le Théâtre de Vidy, le festival Sens interdits et avant le festival Next, La Despedida est à l’affiche du Théâtre de la Ville, Théâtre des Abbesses, dans le cadre du Festival d’Automne, 20h30, du 13 au 18 nov.