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Avec ses cheveux en bataille, l’air de celui qui semble éternellement s’ébrouer d’une nuit agitée, l’Ukrainien Vlad Troïtskyi n’a rien du profil d’intellectuel à petites lunettes et barbiche de son quasi homonyme, Léon Trotsky. Et pourtant c’est un intellectuel qui a fait de brillantes études scientifiques devenu un artiste, un metteur en scène de premier dans son pays, , un rassembleur et enfin un sacré manager. Bref, cet homme est un agitateur qui a, de fait, révolutionné le théâtre ukrainien. .
Sorti diplômé de l’école polytechnique de Kiev, Vlad Troïtskyi avait été pris dans le tourbillon de la perestroika, de l’indépendance de son pays, bref d’un charivari de l’histoire ouvert à tous les possibles. Vlad a converti son savoir scientifique en se lançant dans des affaires tout allant étudier au GITIS, la grande école de théâtre moscovite, tout en rencontrant Anatoli Vassiliev. Résultat : en 1994, avec l'argent gagné dans les affaires, il fonde à Kiev le théâtre Dakh (mot qui en ukrainien veut dit toit), un théâtre indépendant. Il y réunit de jeunes acteurs qu’il forme auprès des meilleurs maîtres russes et ukrainiens et constituent la troupe du Théâtre Dakh.
C’est un modeste théâtre de 60 places avec une scène bien moins grande qu’une salle de classe nichée au bas d’un immeuble de Kiev, près du terminus d’une des lignes de métro. Un étroit couloir tient lieu de caisse, l‘hiver on vous fournit des chaussons en

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film plastique bleu pour protéger le sol de la neige fondue qui s’est accrochée à vos godillots. Un minuscule bar sert du vin chaud et autres douceurs, la barmaid est aussi actrice comme la caissière et le préposé au vestiaire (lieu stratégique de tous les théâtres dans les pays d’Est où les hivers sont rudes et longs). C’est là, dans ce mouchoir de poche, que le théâtre ukrainien a commencé une nouvelle époque. C’est là que Vlad invente ses spectacles que sa jeune troupe joue à guichets fermés (il faudrait que je conjugue ces phrases au passé, mais je n'y parviens pas).
C’est là aussi qu’a été créé en 2004 le groupe de musique DakhaBrakha (nom formé à partir de deux verbes : donner et prendre) devenu la coqueluche de la jeunesse ukrainienne avant d’être reconnu dans le monde entier. On sort à la fois comblé et envoûté d’un concert du groupe DakhBrakha (trois jeunes femmes en longues robes blanches et portant de hautes coiffes sidérantes et un homme hirsute) Envoûté, parce que leurs mélodies et leurs instruments puisent au plus profond des chants traditionnels ukrainiens que le groupe est allé collecter dans les villages. Comblé parce que le groupe a su, avec maestria, réinvestir en se l’appropriant ce fabuleux héritage en y mêlant des sons et des rythmes venus d’ailleurs, inventant ce qu’ils nomment un « ethno-chaos ». Le groupe tourne actuellement aux Etats-Unis.
Enfin Vlad Troïtskyi et son équipe ont mis sur pied et organisé un grand événement, le « Gogolfest » (Nicolas Gogol est né en Ukraine) , une manifestation monstre réunissant des artistes de toutes disciplines. Les premières années dans le gigantesque arsenal de Kiev puis dans les anciens studios de cinéma de la ville. Tout cela semble loin à l’heure où j’écris ces lignes, comme irréel.
En 2011, le festival Passages à Metz (dont Charles Tordjman était le directeur et dont j’étais alors le conseiller artistique), pour leur première venue en France avait voulu montrer tous les pans de cette aventure en invitant le groupe DakhaBrakha, le photographe Igor Gaïdaï repéré au Gogolfest et trois spectacles de la troupe du Dakh théâtre (d’où allaient naître les Dakh daughters) mis en scène par Vlad Troïtskyi. Soit Le roi Lear, prologue, Presqu’une pièce de Pirandello et La maison des chiens,Oedipe à partir d’un texte de Klim. Par la suite, Vlad Troïtskyi et le Dakh théâtre seront invités au Festival d’automne, au Théâtre Monfort, au printemps des Comédiens.Et ailleurs.
Hier soir, sur France-Inter, en préambule à la veillée organisée au Théâtre de Chaillot (retransmise sur France-Culture et France télévisions) à l’initiative de Lucie Berelowitsch (qui a monté un spectacle avec les Dakh Daugthers) et Stanislas Nordey, joint au téléphone à une trentaine de kilomètres de Kiev, Vlad Troïtskyi déclarait : « Beaucoup d’artistes prennent les armes pour défendre l’Ukraine, je pense cependant que certains artistes doivent lutter par les moyens de leur art. Hier je voulais rester à Kiev, aujourd’hui je veux partir pour exercer mon art.» Où qu’il aille, en Europe ou ailleurs, il en trouvera les moyens. Façon de compenser, un tant soit peu, ce qu’il disait hier soir en conclusion : « L’Europe ouvre bien tard les yeux sur ce monstre qu’est Vladimir Poutine ».