Homme de dialogue s’il en fut, Jack Ralite nous avait déjà régalés, il y a longtemps déjà, en nous offrant la lecture de ses Conservations avec Vilar et Vitez. Dans La Pensée, la Poésie et le Politique (trois mots liés chez lui à jamais), il dialogue cette fois avec une journaliste, et aussi avec l’Histoire, en nous donnant à lire quelques lettres et discours marquants. Ralite est doublement un homme de parole(s), car ce qu’il dit il le fait, ou fait tout pour que cela advienne.
L’arme de la poésie
C’est un homme redoutable, dangereux pour tous les politiciens, mammifères toujours prompt à balancer en cas d’attaque les grenades asphyxiantes de la langue de bois. Lui, son arme tient dans la poche de sa veste, c’est un livre, un livre de poésie. C’est bref, ça claque dans l’air, ça ne rate jamais sa cible. Il n’y a rien de plus efficace pour éclairer une pensée, infléchir une politique et convaincre des indécis, nous explique Ralite. La preuve ? Octavio Paz (Ralite dit Pâaâz), Julien Gracq, Bernard Noël. Il les cite à l’envie.
Ralite aime beaucoup cette formule de Philippe Jaccottet (il y revient deux fois dans l’ouvrage) : « Le poète n’est nécessaire que s’il demeure profondément inutile et inutilisable. » Madame la ministre de la Culture, chère Fleur Pèlerin (elle est aujourd’hui 5 juillet de passage au Festival d’Avignon), je ne vous demande pas de lire les œuvres complètes de Philippe Jaccottet parues dans la Pléiade, mais simplement de lire et relire cette phrase en prenant votre petit-déjeuner (vous verrez, ça met l’intellect en appétit), d’y percevoir toute la profondeur qu’elle recèle, tout ce qu’elle dit sans rien en dire de la façon dont un ministère de la Culture doit considérer ses artistes, ses poètes.
Les « dialogues combatifs »
Ce qui a sauvé l’homme politique Ralite (successivement maire d’Aubervilliers, ministre de la Santé, sénateur), ce n’est pas le parti communiste dont il incarna le versant le plus ouvert et solaire en « s’occupant » de la culture, c’est la poésie. Ce garde-fou lui a évité de devenir un politicien à belles phrases, un technocrate de la culture prête à tartiner des pourcentages, c’est la poésie qui l’aida et l’aide toujours à maintenir un dialogue producteur avec les artistes et non à les « porter à la boutonnière » (selon ses termes) comme le font « les politiques ». Il y a une pointe d’amertume chez cet homme de combats souvent gagnés parfois perdus. L’âge (il est né en 1929), la fatigue. A regrets, il constate des replis là où il y avait eu des conquêtes. Où est passé le temps des « dialogues combatifs » ?
Le corps lâche un peu, mais l’esprit mord toujours. Ecoutez-le : « Le ministère de la Culture a renoncé à être le grand intercesseur entre les artistes et les citoyens. Il répond de moins en moins quand on sonne à sa porte, occupé qu’il est, en duo avec l’Elysée, à nommer, dénommer, renommer, dans tous les domaines. Il a perdu son pouvoir d’illuminer. » Tout est dit.
Ecoutez-le encore : « Le théâtre n’est valable, comme la poésie et la peinture, que dans la mesure où, précisément, il ne cède pas aux coutumes, aux goûts, aux besoins souvent grégaires de la masse. Il ne joue bien son rôle, il n’est utile aux hommes que s’il secoue ses manies collectives, lutte contre les scléroses, lui dit comme la mère Ubu : Merdre. »
Non, ce n’est pas du Ralite mais du Jean Vilar, qu’il cite. Jack Ralite parle par citations interposées, un peu comme le fait Fabrice Lucchini ; il faudrait un jour organiser une rencontre publique entre ces deux êtres armés de poésie.
La Pensée, la Poésie et le Politique est un livre fait de bric et de broc : un dialogue, une série hommages et quelques lettres et discours. Le 15 juin 1984, dans une lettre à François Mitterrand, Président de la République à l’heure de la rigueur, il craint pour le budget de la Culture et le dit en poète : « Les créateurs forent, je ne dis pas voient ou savent tout, mais ils forent et apportent une pensée de déraison. Un budget à mi-côte pour ce travail indispensable serait grave. Même le sur-place conduirait à des agios humains et politiques. » Il repart à l’assaut, trente ans plus tard, le 13 février 2014, en s’adressant à François Hollande, actuel Président de la République : « La Culture, c’est le nous extensible à l’infini des humains et c’est cela qui se trouve en danger et requiert notre mobilisation et notre appel en votre direction. »
Il ne semble pas avoir envoyé la moindre lettre à Nicolas Sarkozy lorsque ce dernier était président. Cependant, il évoque la lettre de Sarkozy à sa ministre de la Culture où le locataire de l’Elysée lui demande de « veiller à ce que les aides publiques à la création favorisent une offre répondant aux attentes du public ». Des artistes serviles aux ordres, alors que l’un des mots préférés de Ralite est « désordre ». Jack fulmine : « Cette lettre est une honte. » « Lorsqu’on demande à l’art de répondre à la demande il n’y a plus d’art », tonne -t-il. Et de citer Georges Bataille, Robespierre…
Message personnel : Jack, si tu passes par Avignon, va voir le spectacle du Polonais Krystian Lupa, le théâtre atteint rarement une telle hauteur de pensée et d’art entremêlés, en dialoguant avec Des arbres à abattre de Thomas Bernhard.
La Pensée, la Poésie, et le Politique, dialogue avec Jack Ralite par Karelle Ménine, éditions Les Solitaires intempestifs, 224 p., 14,50€.
Le 16 juillet de 17h30 à 18h30 aux Ateliers de la pensée du Festival d’Avignon, dialogue avec Jack Ralite.