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« Avez-vous entendu parler d’ Oscar Rosembly ? »
Ce fut l’une des dernières questions de l’officier de police Calmettes lors de mon interrogatoire dans les locaux de l’Office central de lutte contre le trafic des biens culturels à Nanterre. Je répondis d’un mot : « Non. » Et j’ajoutai: « Je ne connais pas cette personne. »
Sachant l’identité des personnes qui m’avait donné le trésor inestimable, je ne m’étais pas intéressé à la question de sa provenance. Elle hantait tous les « céliniens ».
La plupart d’entre eux, à commencer par Me Gibault, l’un des ayants droit, soupçonnaient un certain Oscar Rosembly de s’être introduit dans l’appartement que louait Céline rue Girardon à Montmartre après son départ précipité pour l’Allemagne le 17 juin1944. Rosembly aurait ainsi mis la main sur tout ou partie des manuscrits restés sur le haut d’une armoire.
Oscar Rosembly était le coupable idéal : louche, « d’origine israélite » (selon ses propres termes), collabo un jour, soi-disant résistant le lendemain. Proche du peintre Gen Paul, ami et voisin de Céline, il semble que ce dernier l’ait un temps employé comme comptable.
Oscar Rosembly sera arrêté après la Libération pour avoir « visité » des appartements de collaborateurs qui avaient pris la poudre d’escampette, comme le formidable acteur Robert Le Vigan, longuement évoqué par Céline dans Nord. Rosembly fera de la prison.
Plus tard, Céline le désignera, ici et là, comme celui qui lui a volé les manuscrits. Dans une lettre à Henri Mahé (26 mai 1949), Céline écrit: « Oscar Rosembly, juif corse, volait les chaussures de Popol [Gen Paul] et il est venu après mon départ ravager mon appartement ». Et le grand célinien Henri Godard d’approuver: « Le pillard de la rue Girardon est Rosembly. »
C’est le libraire Émile Brami, spécialisé en raretés, l’un des céliniens les plus actifs et les plus passionnés, qui, le premier, va mener l’enquête. Il épluche les annuaires, téléphone ou écrit à tous les Rosembly. Finalement, en 1997, il fait bonne pioche : sa fille Marie-Luce, qui vit en Corse, à Corte d’où Rosembly est originaire (il est né le 4 avril 1909 à Poggiolo). La fille de Rosembly confirme à Brami que son père (mort en 1990) avait une bicoque dans le maquis corse où il entreposait ses archives et, parmi elles, des documents de Céline. Cependant, de dérobade en porte fermée, jamais Brami ne rencontrera cette personne. D’autres feront le voyage, comme Jérôme Dupuis, mais tous feront chou blanc, ne verront ni la dame ni les manuscrits.
Marie-Luce Rosembly meurt à Corte en novembre 2020, quelques mois après Lucette Destouches, emportant avec elle ses secrets ou ses affabulations. Trois mois plus tôt, Le Monde et Mediapart avaient révélé le trésor retrouvé.
D’où un autre soupçon : et si c’était Thibaudat qui aurait, on ne sait trop comment, récupéré le magot de Rosembly ? C’est l’hypothèse que font plusieurs céliniens, dont Brami et d’abord les cohéritiers. Et c’est sur cette hypothèse que vont travailler les policiers de Nanterre, aiguillés par les deux ayants droit. Comptes bancaires, impôts sur les revenus, propriétés, etc., ils vont tout fouiller me concernant. Et, sur une étendue de deux ans, ils vont dresser via mon téléphone portable la carte de mes déplacements : je suis allé partout en France (voir des spectacles ou des amis), mais je ne me suis pas rendu en Corse. Et je n’ai jamais été en contact téléphonique avec Marie-Luce Rosembly, ni avec son fils, un journaliste (tiens, tiens…) exerçant dans la région marseillaise.
Il n’empêche. Biographe et ayant droit de Céline, Me François Gibault est sûr de lui : c’est bien Oscar Rosembly qui a « volé » les manuscrits, et sa famille en a hérité. « Ce que l’on ne sait pas, c’est comment ils sont passés des mains de Mme Rosembly à celles de Thibaudat », a-t-il déclaré à L’Obs.
Ce même journal ira jusqu’à explorer une autre piste, fantaisiste, celle de ma propre famille ! Ma mère, Gilberte Thibaudat, et mon père, René Jatteau (qui ne se connaissaient pas en 1944), étaient des résistants, elle à Paris, lui dans le centre de la France. Le réseau de ma mère tomba. Son compagnon fut fusillé au mont Valérien, elle fut enfermée au fort de Romainville où elle rencontra, parmi d’autres prisonnières, Charlotte Delbo. Enceinte de mon frère aîné, contrairement à ses compagnes, ma mère ne prit pas le train pour les camps de concentration et fut bientôt libérée. L’Obs explora cette « piste » farfelue, allant jusqu’à publier une photo de ma mère à l’époque provenant des archives du fort de Romainville. Contacté par un journaliste de L’Obs, je répondis par un SMS sans appel : « Le cheminement de ces archives de Céline est effectivement lié à des résistants, comme je l’ai toujours dit. Mais cela n’a rien à voir avec le fait que mes parents, comme des milliers d’autres fort heureusement, aient été des résistants. Si cela constitue un “lien indirect”, libre à vous de le penser, mais c’est ridicule, autant dire que les poules pondent des omelettes sans casser des œufs. »
Le 27 juillet 2021 , un rapport de police concluait : « Aucun lien entre la famille Rosembly et M. Thibaudat n’est mis en évidence ». Fin de la piste corse.
Fin ? Après le départ précipité de Céline, le 17 juin 1944, son appartement loué de la rue Girardon a été laissé vacant un certain temps avant que la Résistance ne le réquisitionne et l’attribue à Morandat. Rosembly et d’autres ont pu le « visiter » durant cette période. Les neuf premiers chapitres de Guerre manquent. Ils existaient. Ils ont disparu. Qui les possède ? Les héritiers d’Oscar Rosembly ? Un autre « visiteur » ? Dorment-ils dans une coffre de banque ? Ont-ils été cédés à un collectionneur privé ? Mystère.