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« Épigraphe ! » lance au micro l’un des cinq animateurs et chroniqueurs d’une voix grave, quasi sépulcrale. Cela commence ainsi et c’est comme ça que cela finira dans une boucle qui n’en est pas une, mais il faut bien une fin à tout, même à un générique. Face à leurs micros posés sur une table en long, ils nous font face. Début de l'émission.
La bande des cinq
Evidemment selon son âge, ses goûts, chaque spectateur cherche à mettre un nom derrière cette émission. « Le Masque et la Plume » ? On y pense un peu, non à l’actuelle émission mais à celle des années fondatrices, animée alors par François-Régis Bastide, dont les enregistrements dorment dans les archives de l’INA et sont réveillées de temps à autre à la faveur d’un spectacle, d’un anniversaire. L’un des animateurs hystérico-efféminé peut apparaître comme une caricature d’un mixte entre Gilles Sandier (chroniqueur théâtral) et Jean-Louis Bory (chroniqueur cinéma) et l’animateur d’« Épigraphe » comme un François-Régis Bastide essayant de concilier l’inconciliable. Mais c’est une fausse piste comme celle de faire le lien, à cause du titre, avec « Apostrophes » de Pivot.
On pense plus à des émissions de France Culture d’antan où, comme dans le spectacle, on entendait un chroniqueur auto-satisfait susurrer d’une voix suave sa chronique du jour. Il se peut que les acteurs du Raoul collectif – tous belges et tous sortis de l’école dramatique de Liège il y a une dizaine d’années – aient eu en tête quelque lointaine émission culte de la RTB.
A vrai dire, tout cela est anecdotique et pour tout dire vain puisque l’heure est grave : l’émission « Épigraphe » est condamnée, la direction de la chaîne, sans préavis, a prévenu que c’était la dernière. Les cinq, jusqu’alors, vivaient leur émission dans une cohabitation douce, une ambiance copains de fac, un respect mutuel et une considération réciproque. Ils vont se déchirer à l’antenne. C’est le moteur à réactions multiples de Rumeurs et petits jours, titre volontairement tarte du nouveau (et second) spectacle du Raoul collectif dont le nom n’est pas usurpé.
Des intégristes du collectif
D’une part Raoul est emprunté à l’ami belge, un compatriote donc, Raoul Vaneigen, auteur de l’increvable et indispensable Traité du savoir-vivre à l’usage des jeunes générations paru chez Gallimard (et réédité en « Folio »). D’autre part, les cinq fondateurs du Raoul collectif – Romain David, Jérôme de Galloise, David Mugira, Benoît Tiret et Jean-Baptiste Bézout – ont un fonctionnement vraiment et totalement collectif. On discute des heures, des mois durant du projet, on voyage ensemble (cette fois au Mexique) pour l’approfondir, on écrit à cinq à partir d’improvisations, de documentations, de journaux, de gros bouquins de philo, d’essais politiques, etc., on met en scène ensemble, on administre ensemble et quand on est interviewé à la radio ont vient à cinq, à trois minimum. S’ils étaient Français, l’administration culturelle hexagonale qui ne veut voir qu’une tête voire, après longues discussions, deux, en voyant ces cinq zigotos débouler dans les bureaux les reconduirait illico à la frontière.
Le Théâtre de la Bastille héberge ces sans auteur, sans pièce, sans metteur en scène, ces sans domicile fixe de l’écriture scénique. Tout commence donc à la table comme souvent, mais comme c’est aussi souvent le cas des enregistrements publics d’émissions de radio. Sauf que le public que nous sommes n’est pas censé être celui des auditeurs des années 70, lesquels interviennent par télex (!), en particulier une certaine auditrice de province dont le nom rappelle celui d’une écrivaine et qui proteste contre ces animateurs qui fument dans le studio !
La première déchirure est évidemment celle de l’attitude à adopter face au diktat de la direction qui ne leur laisse même pas finir la saison. Cela va des deux extrémistes de gauche (l’un criard, l’autre éminence grise), à l’onctueux du centre gauche, en passant par les deux mi-figue mi-raisin, l’un se réfugiant dans les animaux rares, l’autre plus prompt à retourner sa veste, jetant son dévolu sur un numéro de travesti, un show TINA (There Is No Alternative), la phrase culte, popularisée par Margaret Thatcher, du néo-libéralisme. Le plus excité des cinq s’en prend au « libéralisme du fric ». Les quatre autres approuvent ou ne désapprouvent pas. Passent, in petto, les ombres de Bolloré, Baroso et consorts, le miroir de la dette grecque, le non wallon au traité de libre échange...
Avant d’entamer leur ascension du mont Rumeur et petits jours par la face sud, la plus ensoleillée, celle où on a le plus de chance de ramasser des fleurs rares et de croiser des animaux en voie de disparition, le Raoul collectif a aménagé plusieurs camps de bases : lecture des situationnistes dans le sillage de Vaneigen et Debord (amitié suivie de rupture), voyage au Mexique chez les Indiens Huichols qui se battent collectivement pour défendre leurs terres sacrées. Ils ont aussi exploré la vallée menant au Mont-Pèlerin (guidés par François Denord) où se tient la source du tout-à-l’égout du libéralisme. Tout cela sous-tend le spectacle qui ne se contente pas de passer à la moulinette quelques amuse-gueules de la doxa radiophonique, de brocarder le collectif de situation avec les armes du comique de situation ; l’ami Raoul sait aussi se foutre de la gueule des metteurs en scène qui, ne sachant trop quoi faire, finissent par affubler leurs acteurs d’un masque animalier.
Au début ou à la fin, je ne sais plus, ils citent Henri Michaux, né belge : « Faute de soleil, sache mûrir dans la glace. » Rien de tel que le rire pour briser la glace.
Théâtre de la Bastille, 21h, jusqu’au 25 novembre (sauf les 6, 12, 13 et 20)
Forum Meylin Genève, le 29 novembre
Théâtre Palace, Bienne, le 1er décembre
Suite de la tournée en 2017: Ciney, Tournai, Soignies, Châtillon, Liège, Cherbourg, Namur.