
Quand Hippolyte est apparu sur le plateau vide de tout - meubles, tentures, accessoires - en regardant son corps musclé paré d’un simple slip, j’ai tout de suite pensé aux corps d’Alain Cuny et de Jean-Louis Barrault, eux aussi en simple slip, vus sur une photo d’un spectacle qui s’est donné avant ma naissance au stade Roland Garros en 1941 : Huit cents mètres d’André Obey. Ainsi va la mémoire du théâtre en associant un spectacle que l’on a pas vu mais dont on a rêvé à celui que l’on vient de voir et vous laisse rêveur: Phèdre de Sénèque dans une nouvelle traduction-adaptation de Frédéric Boyer et une mise en scène de Georges Lavaudant lequel a opéré des coupes dans la traduction-adaptation. C’est ainsi que Le chœur est réduit à quelques strophes projetées sur le fond de la scène.
Dans le train pour Montpellier, ayant emporté le volume du Théâtre complet de Sénèque paru aux éditions de l’imprimerie nationale en 1990, et le putain de Ouigo ayant une heure de retard, j’ai eu le loisir de pouvoir relire la traduction admirable de Florence Dupont. Ainsi le début de la pièce où Hippolyte est seul en scène :
« Là-bas !/ Allez dans la nuit encercler les forêts !/Allez encercler les sommets !/Enfants de Cécrops, vite dispersez vous ! Quadrillez les pentes caillouteuses du Parnesse ! Quadrillez la vallée du Thrie/ La vallée aux torrents coupés de rapides/Montez à l’assaut des neiges éternelles !/Vous ! Par ici !/Vous, allez dans les bocages ».
Frédéric Boyer, lui, propose :
« Partir à l’assaut des forêts noires, des cimes et sommets des montagnes. /Courir vite, rôder dans les champs de pierre. Prairies oh vallée/ oh rapides de la rivière./ Grimper sur la neige toujours blanche./ Par ici ! par ici ! »
Plus de trente ans après celle de Florence Dupont, la traduction-adaptation de Frédéric Boyer se veut plus en accord avec l’époque des tweets et autres pitchs et où la vitesse prime sur la lenteur, le condensé sur le développé et où l’universel ne s’embarrasse pas de particulier : quasi tous les noms propres de lieux et de pays disparaissent dans sa version. On y perd en ailleurs et en noms mystérieux, ce que l’on gagne en fluidité et rapidité, et Lavaudant renchérit avec des coupes : le spectacle tient en un souffle, il est plié en moins de une heure tente.
Au final,Thésée est seul en scène, son fils Hippolyte, déchiré par ses propres chevaux n’est plus, quant à la fiévreuse Phèdre...
Version Frédéric Boyer : « En attendant, faites un feu./ Faites entrer la lumière dans la maison du crime./ Faites entendre les lamentations./ Et vous apportez la flamme du bûcher royal./ Et vous partez à la recherche des membres dispersés de mon fils à travers champs. Et remplissez la fosse./Que la terre écrase la tête sacrilège de Phèdre. »
Dans La traduction de Florence Dupont, plus rythmique, Thésée se refuse à prononcer le nom de Phèdre : « Vous, préparez le bûcher royal et mettez-y le feu !/ Vous, allez là-bas ! / Parcourez les champs/ Recueillez les débris épars dans la campagne/ Cherchez !/ Celle-là, qu’on la jette dans une fosse/ Que la terre lui écrase la tête/ Et étouffe ses désordres ! ».
Étonnante pièce où s’agrègent trois passions aveuglantes : la chasse et la vie sauvage (Hippolyte), l’amour sans entraves (Phèdre), la guerre sans fin (Thésée). « Cette nouvelle traduction et adaptation s’inscrit dans un travail personnel de confrontation aux textes anciens (la Bible, saint Augustin, La Chanson de Roland, Virgile, Shakespeare…). Elle tente de faire entendre dans une langue française contemporaine la vigueur, la violence, l’étonnement de ce texte qui se met à résonner étrangement avec nos propres violences aujourd’hui » écrit Boyer. Qui ajoute justement : « Tous les personnages de cette pièce cèdent à la furor, à la passion, à la transgression ». Sur cela , Lavaudant pianote. Chaque acteur étant comme une note. A chacun sa tonalité.Pas de décors, pas costumes qui se la jouent. Des mots en acte et des acteurs en scène. Basta.
Après avoir dirigé des dizaines d’années durant des grands établissement ( àGrenoble, Paris en passant par Lyon), Lavaudant, libre comme l’air, dirigeant une jeune compagnie hors d’âge, signe désormais des mises en scène pour le plaisir du faire et de la rencontre. Les meilleures comme cette Phèdre semblent comme sorties comme naturellement de ses doigts experts en acteurs et lumières (signées avec Christobal Castillo-Mora) entouré de vieux complices : Jean-Claude Gallotta ( chorégraphie) et Jean-Louis Imbert (musique). Dix jours de répétition ont suffit pour mettre en scène es cinq actrices et acteurs amis et performants : Astrid Bas (Phèdre), Aurélien Recoing (Thésée) Maxime Taffanel (Hippolyte), Bénédicte Guilbert (nourrice) et Mathurin Voltz (messager). Aller hop !
Le chiffre cinq semble porter bonheur à l’ami Jo. C’était aussi le nombre des acteurs de son spectacle le plus mythique et le plus joué de tous : La rose et la hache, d’après Richard III ou l’horrible nuit d’un homme de guerre, une adaptation foisonnante de Shakespeare par Carmelo Bene (dont l ‘œuvre a été traduite en français et commentée par Jean-Paul Manganaro, Carmelo Bene a aussi signé avec Gilles Deleuze le précieux Superpositions). Un nombre incalculable de représentations qui se sont étalées sur quatre décennies. Un jour, le cultureux émérite René Koering demande à Lavaudant s’il existe une captation de La Rose et la hache. Lavaudant comme Planchon ou Chéreau appartient à la génération d’avant les captations, il ne s’en est jamais préoccupé. Non, il n’existait pas de captation de La rose et la hache. Alors saint Koering met l’affaire entre les mains de son fils Ephrem qui touche sa bille en la matière.
Pour l’occasion, le spectacle est donc joué une dernière fois il y a deux ans au théâtre de Versailles . Avec toujours Georges Lavaudant, extraordinaire dans le rôle de la reine Marguerite et bien entendu le fabuleux Ariel Garcia-Valdès dans le rôle-titre. Tous les deux accompagnés cette fois par Astrid Bas (Élisabeth), Philippe Morier-Genoud (Édouard et Buckinggham) et Irina Solano (Lady Anne). Un spectacle et une captation d’une rare intensité. Le décor inoubliable de Jean-Pierre Vergier reste inchangé : une longue table couverte d’ une nappe blanche elle-même débordant de verres à demi vide ou à moitié plein de liquide rouge. Cette captation très travaillée et très réussie a été pour la première fois projetée sur grand écran au Théâtre Jean-Claude Carrière, lieu phare du Printemps des Comédiens à Montpellier, devant un public majoritairement jeune qui découvrait ce spectacle mythique.
La projection était suivie d’un bijou, Ariel Garcia-Valdès, parole d’un acteur, réalisé en 2020 dans les coulisses de la représentation à Versailles par le même Ephrem Koering. 25 mn qui devraient tourner en boucle dans toutes les écoles de théâtre, consacrées à celui qui dirigea celle de Montpellier et n’en fit aucune. Ariel raconte comment, adolescent, il allait dans les sentiers de montagne au dessus de Grenoble et, ayant pour seuls spectateurs les arbres, les roches et les animaux, des heures durant il disait de la poésie. Ce fut là sa seule école. Il raconte bien d’autres choses. Un document rare.
Ces événements sont passés. Le Festival Le Printemps des comédiens continue jusqu’au 25 juin.