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Billet de blog 5 juin 2023

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« Extinction » de Julien Gosselin : l’art des derniers feux

Troublant, éclatant autant qu’éclaté, « Extinction »,le nouveau spectacle de Julien Gosselin , emprunte son titre à Thomas Bernhard, dialogue à Vienne avec Arthur Schnitzler et Hugo von Hofmannsthal. Beau comme un impossible adieu, bouleversant comme une dernière larme après l’amour

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Le précédent spectacle de Julien Gosselin avait pour titre Le Passé et lorgnait vers la Russie du début du XXe siècle d’avant la Révolution d'Octobre 17 ? Le nouveau spectacle Extinction emprunte son titre emblématique à Thomas Bernhard (c’est le titre de son dernier roman traduit chez Gallimard) et voyage dans l’Europe vue depuis la Vienne d’avant l’effondrement avec pour compagnons de route des poètes effrontés et lettrés, des chroniqueurs hypersensibles de la Mittle Europa, Arthur Schnitzler et Hugo von Hofmannsthal. Quelques pièces et récits du premier comme Mademoiselle Else et La comédie des séductions ou la Lettre de Lord Chandos du second s’attardent dans le spectacle mais, bien sûr, remixés, détournés autrement dit gosselinisés. Ni serviteur fidèle, ni détrousseur d’oeuvres, Gosselin aime dialoguer avec les écrivains comme il l’a fait brillamennt avec Bolano ou Don Dellilo.

Le voici de retour en Europe, la vieille Europe et ses cimetières de vieux os, Gosselin y rencontre et reconnaît des compagnons de route que sont les écrivains. « Sa vie fut un symbole, le noble symbole d’une Autriche en train de disparaître, d’un théâtre en train de disparaître -un symbole en suspens dans le vide, mais non le symbole du vide » écrivait Hermann Broch à propos d’Hugo von Hofmannsthal. Et Stefan Zweig à propos d’Arthur Schnitzler expliquait comment les personnages de l’écrivain ont  « disparus de la réalité », comment ils « se sont transformés. La petite grissette est devenue putain, les Anatole boursicoteurs, les aristocrates fuyards, les officiers commis et agents...la légèreté de ton des conversations s’est alourdie, l’érotisme encanaillé, la ville elle-même prolératisée. Certains des problèmes qu’il a traités, avec son esprit si vif et si pertinent, sont en revanche devenus brûlants, le problème juif avant tout, et les problèmes sociaux »

L’occasion faisant le larron, devenu artiste associé à la Volksbüne de Berlin (qui fut longtemps un théâtre dirigé par l’mpêcheur de tourner en rond du théâtre européen, Franz Castorf), Gosselin réunit des actrices et acteurs de la troupe de ce théâtre et les membres de sa compagnie Si vous pouviez lécher mon cœur . Soit Guillaume Bachelet, Joseph Drouet, Denis Eyiey, Carine Goron, Zarah Kofler, Rosa Lembeck Victoria Quesnel, Marie Rosa Tietjen, Maxence Vanderverlde et Max Von Mechow. Tous hautement à louer et très à l’aise dans ce spectacle entre deux langues europénnes, l’allemand étant la langue des écrivains cités ou évoqués.

La scénographie de Lisetta Buccellato est made in Gosselin : à gauche une vue sur une chambre, à droite sur la tinette d’une salle de bain, au centre des fenêtres avec rideaux et une porte-fenêtre le plus souvent fermée laissent à peine deviner un salon, lequel ainsi que d’autres recoins de cette demeure forcément bourgeoise sont filmés en direct et apparaissent au dessus sur un écran. La Gosselin touch.

Une première partie en forme de prologue propose une teuf endiablée sur les musiques électroniques des compagnon de la première heure Guillaume Bachelé et Maxence Vandervelde. Les spectateurs qui le souhaitent se déhanchent et sautent devant les musiciens penchés sur leurs consoles, à gauche un bar est aménagé, bière évidemment. Comme une dernière fête. Pour commencer. Dans la foule, une femme qui danse en robe blanche, on la voit à peine ; une autre femme la cherche et viendra lui parler : on l’a appelée au téléphone, depuis l’Autriche, depuis Wolfsegg. Cut. Premier entracte. On reviendra à ce qui suit ce coup de fil lors de la dernière partie du spectacle.

Entre temps, on voyage dans les salons du début du XXe siècle. Les pâtisseries, les cabarets, les séductions...Dentelles, drogues, fontaines ou foutaises, piano ou violon, homme ou femme, salons, encore des salons, encore des séductions, argent et amants, contre allées, terrasses bordées de fer forgé et de quart de lune, ombres interlopes à n’en plus finir, antisémites aimables et poudrés, bal masqué troublé par un orage qui éclate le jour même où commence la première guerre mondiale comme le raconte Schnitzler dans Komédie der Verfürung en 1923 . Gosselin picore, entrelace les textes, troque les noms comme il le fait pour Mademoiselle Else ou inverse les sexes comme il le fera pour le final avec Thomas Bernhard. Le théâtre est affaire de convictions et de prestidigitation. Ce qui importe pour Gosselin, ce n’est pas l’intrigue (il y en a de multiples à peine amorcées et déjà disparues), mais la description impressionniste d’un monde en confettis où les derniers mots se glissent dans des portes dérobées ou les violons ne savent plus comment s’accorder. Un adieu dépourvu de nostalgie. Plutôt inquiet et rageur. Une colère sous jacente dont Thomas Bernhard sera la gorge ruminante, on pense à lui, à sa rage, pendant le spectacle en voyant une danse en costumes folkloriques autrichiens

Et si l’histoire se répétait en farce encore une fois, une farce macabre. Comme il est étrangement troublant de voir ce spectacle faire des ricochets avec l’actualité du temps présent, celle de la haine de l’Europe perpétuée par Poutine et ses complices, celle du retour de l’extrême droite partout en Europe et sa haine de l’autre.

Alors, oui, après bien des péripéties, et plusieurs heures de séquences éblouissantes filmées en direct, on est heureux de revenir à un théâtre dans son plus simple appareil. Une jeune actrice (sidérante Rosa Lembeck ), long texte su, s’adresse au public sans regarder personne. L’entourant, une cinquantaine de chaises où s’assoient ceux qui le veulent. Les autres spectateurs restant sur le s gradins. Assise sur une chaise, près d’un guéridon, elle nous adresse sans forcer la voix, en la portant avec un phrasé délicieusement simple,la voix de Thomas Bernhard, en s’appropriant les propos du narrateur songeant à écrire un texte titré Extinction. « j’essaierai par-là d’éteindre tout ce qui me vient à l’esprit, tout ce qui sera écrit dans cette Extinction sera éteint ».écrit-il , dit-elle. Éteindre un monde, raconter la fin d’un monde pour mieux en faire advenir un autre, nouveau peut-être.. Fin de la fiction, retour au réel. C’est l’heure des applaudissements.

Le spectacle a été créé au Pintemps des comédiens à Montpellier. Tournée : Wiener Festwochen, Vienne les 12 et 13 juin ; Festival d’Avignon Cour du Lycée Saint-Josedu 7 au 12 juillet, à 21h30 ; Volksbühne Berlin les 7, 9, 10, 14 septembre, les 7, 8, 20, 21 octobre et les 5 et 6 janvier 2024 ; DE SINGEL, Anvers les 10 et 11 novembre ;Le Phénix, Scène nationale de Valenciennes, dans le cadre du Festival Next le 18 novembre :Paris du 29 novembre au 6 décembre :Théâtres de la Ville de Luxembourg les 23 et 24 mars 2024

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