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Billet de blog 5 juin 2023

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Les artistes solitaires sentent bon dans les bons soirs de juin

A côté des gros spectacles attendus au tournant du ravissement ou de la déception, le Printemps des Comédiens aime tisser des fils plus ténus, secrets ou accidentels. C’est le cas, cette année, à Montpellier avec ces « seul.e en scène » qui n’en sont pas.

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Illustration 1
Scène de "Rapport pour une académie" © Marie Clauzade

Dans le bassin du domaine d’O, Mama Prassinos défend bec et ongles l’infortunée Ismène. Cela fait des siècles que sa sœur Antigone hyper douée pour le tragique (une tradition familiale), l’a éclipsée auprès des dramaturges depuis les Grecs jusqu’à Jean Anouilh. Que fait-t-elle , que pense -t-elle pendant que le roi Créon et la pugnace Antigone s’envoient des scuds de mots choisis ? C’est ce qu’a voulu savoir-ou plutôt imaginer- la toujours curieuse dramaturge québecoise Carole Fréchette. Sophocle qui en pinçait sans doute pour Antigone offrait seulement deux petites scènes à Ismène. Fréchette lui écrit tout un monologue, une pièce pour elle toute seule. C’est dit, bien dit par Mama Prassinos, bien mis en scène par Marion Coutarel. Les odeurs émanant des arbres, des rosiers et buissons alentour en fin d’après midi contribuent à façonner le doux plaisir de l’écoute.

Ne cherchez pas du verbatim, du reconstitué à l’identique chez Léa Drouet. Celle qui après avoir travaillé avec Adeline Rosenstein mène aujourd’hui une carrière solitaire, n’aime rien tant que les décadragres et décalages narratifs et visuels. C’est d'autant plus prégnant avec le sujet abordé dans J’ai une épée : l’enfance malmenée par l’institution à partir d’un cas d’école : un enfant de dix ans accusé d’apologie du terrorisme. La machine administrative, policière et judiciaire tourne à plein. « Au lieu de discuter, force est de constater que la tendance est à la répression, puis à un emballement administratif. Cette histoire là donne le ton d’une école qui devient un outil de surveillance, de contrôle, de normalisation et de domestication des corps, surtout de certains corps puisqu’il s’agit ici de populations des milieux populaires » note Léa Drouet qui a mené ce projet avec Camille Louis. L’actrice en short et t-shirt circule dans un décor (Élodie Dauguet) de maquettes abstraites : école, maison, commissariat, tribunal, prison... « Quel type de justice est appliquée au sein de l’école » ? se demande Léa Drouet dans un spectacle qui, avec raison, se refuse au spectaculaire et s’ouvre au questionnement politico-poétique.

Georges Lavaudant a des attaches amicales en Occitanie. Il a longtemps habité l’été, non loin de Sommières, près de la demeure son ami l’acteur et défricheur Gabriel Monnet, aujourd’hui disparu; par ailleurs, son acteur fétiche Ariel Garcia Valdes (qui ne veut plus jouer, hélas pour nous) a beaucoup fait pour que l’école de théâtre de Montpellier ait des locaux dignes et un statut national. L’école a aujourd’hui son propre outil, le théâtre du Hangar, c’est dans l’une des deux salles que Léa Drouet a donné son spectacle. Lavaudant, lui, a choisi l’une des petites salles en bas du domaine d’O pour installer son dernier opus, un petit bijou, Rapport pour une académie de Franz Kafka. Magnifique décor dont on ne dira rien (laissons au spectateur le plaisir de la découverte) de son décorateur de toujours Jean-Pierre Vergier, traduction de l‘ami Daniel Loayza, magnifique création maquillage-coiffure et perruque de Sylvie Cailler et Jocelyne Milazzo et jeu exquis et inventif de Manuel Le Lièvre que l’on a souvent vu dans les spectacles de Lavaudant, de Jean-Marie Patte (qui lui aussi, hélas, se souhaite plus mettre en scène) et de Valère Novarina (il jouera dans sa prochaine création à la rentrée prochaine au Théâtre de la Colline).

L’apparition de l’acteur, mi homme- mi singe, est impressionnante, Le Lièvre trouve à chaque instant une gestuelle adéquate à ce double registre. Ici homme sans âge pratiquant avec quelques ratées le beau langage mais avec des bras qui semblent de longues pattes, là basculant dans l’obséquieux dont il a observé l’usage, ailleurs sautillant comme un acrobate en mal de fil ou un singe en mal de branche. Il semble vieux avant l’âge (les singes vivent-moins longtemps que les hommes) devant un parterre de vieux académiciens (nous, les spectateurs) qui lui ont demandé de venir leur raconter sa vie. Comment il a été capturé, comment il a appris à imiter les hommes, à marcher, parler, à s’habiller comme eux ce qui ne va pas sans quelques ratés contrairement à l’acteur qui, lui, se glisse avec une aisance stupéfiante dans cet personnage ambivalent. Les Académiciens souhaitaient qu’il raconte sa vie de singe, comment il sautait de branche en branche et se nourrissait de noix de coco, lui feint ne pas trop se souvenir et préfère dire comment il est devenu homme en débutant par l’usage de la poignée de main dont, singe, il ignorait tout.

Ismène et Rapport pour une académie se donnent au Printemps des comédiens jusqu’au 10 juin. Le spectacle Kafka ira ensuite aux Nuits de Fourvière du 11 au 13 juillet.

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