jean-pierre thibaudat (avatar)

jean-pierre thibaudat

journaliste, écrivain, conseiller artistique

Abonné·e de Mediapart

1382 Billets

0 Édition

Billet de blog 5 octobre 2022

jean-pierre thibaudat (avatar)

jean-pierre thibaudat

journaliste, écrivain, conseiller artistique

Abonné·e de Mediapart

Lucy Kirkwood au "Firmament"

La jeune autrice anglaise Lucy Kirkwood est entrée en France par deux belles portes : Eric Vigner mettant scène « Les Enfants », Chloé Dabert « Le Firmament ». Une nouvelle Sarah Kane ? Une fille de Martin Crimp ? Que nenni ! Une diablesse aux intrigues intrigantes."Le firmament' est repris au Théâtre du Rond-Point

jean-pierre thibaudat (avatar)

jean-pierre thibaudat

journaliste, écrivain, conseiller artistique

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Jean-Pierre Vincent (qui nous manque), gros lecteur de pièces nouvelles, avait lu Les Enfants et se disait qu’un jour il mettrait en scène cette pièce. Son autrice, Lucy Kirkwook, bien connue à Londres, restait encore inconnue du public français jusqu’à ces dernières jours (cet article a été initialement mis en ligne  le 5 octobre 2022). Il est rare, très rare, de voir deux pièces inédites d’une autrice contemporaine étrangère jamais montée dans l’hexagone être mises en scène au même moment et sans concertation. C’est le cas et cela vaut le détour.

Née en 1984 dans une famille aisée londonienne, Lucy Kirkwood arrivée au théâtre par la littérature s’intéresse à ses semblables : les femmes, mais pas seulement. L’une de ses pièces, Chimerica, part de la photo célèbre de l’homme face aux tanks sur la Place Tienanmen en 1989, pièce créée en 2013. Les Enfants a été à créée au Royal Court en 2017, Le Firmament au National Theater en 2020. Sa dernière pièce That is not Who I am vient d’être créée au Royal Court. Louise Bartlett a signé la traduction de ces deux pièces montées en France - ainsi que celle de Chimerica, trois traductions publiées à L’Arche.

Rose, Hazel et Robin ont le même âge : la soixantaine. Robin qui vit avec Hazel a eu autrefois une aventure avec Rose. Les trois, scientifiques, bossaient dans l’énergie nucléaire. Rose n’ a pas revu ses amis depuis plus de trente ans, d’ailleurs ils la croyaient morte. Et sans doute ne se seraient-ils pas revus si la centrale atomique près de laquelle vivent Hazel et Robin n’avait pas été victime d’un tsunami comme à Fukushima. Dans l’urgence, Rose, compte tenu de ses hautes qualifications, a tout quitté pour venir superviser le chantier. Elles voudraient entraîner à ses côtés ses amis perdus de vue et ingénieurs nucléaires comme elle, on le comprendra petit à petit. Car tout commence par une réplique de Rose aussi anodine que lourde de sens : « Comment vont les enfants ? » Comprenez : quel monde va-t-on leur laisser ?

La pièce mêle subtilement ce passé qui revient, cette vague qui a bouleversé leur vie et le temps qui a passé laissant la plus grande partie de leur vie derrière eux. C’est d’autant plus efficace que la pièce est structurée comme une pièce de boulevard : le mari, la femme et l’ex-amant avec les secrets gardés dans le placard des souvenirs et des rancœurs enfouis qui poussent la porte du logis, lequel est chahuté par les vents contraires dus aux radiations : eau non potable, électricité limitée, légumes du jardin non comestibles.

Eric Vigner se régale à mettre en scène ce trio où chacun entend avancer ses billes : la générosité de Rose prête à sacrifier sa vie dont elle a peut-être fait le tour, Hazel qui admet difficilement son âge et la perspective de sa fin et, enfin, Robin, versatile, indécis, atrabilaire. La force de Kirkwook est de nous faire aussi rire de tout cela, dans une sorte de tendresse infinie pour l’être humain. La partition est, ô combien, magnifiée par le jeu des deux actrices, Cécile Brune (Hazel), Dominique Valadié (Rose) et l’acteur Frédéric Pierrot (Robin), touchant Robin qui, pour ne pas dire à sa compagne que leurs vaches (irradiées) sont mortes, sort chaque matin disant aller les voir, et en fait creuse une tombe chaque jour pour les enterre une à une.

Illustration 1
Scène de "Le firmament" © Victor Tonelli

Le Firmament que met en scène Chloé Dabert nous emmène dans un tout autre monde et loin dans le temps. Nous sommes en mars 1759 dans la campagne anglaise, en pleine ruralité et tout le monde attend le passage de la comète de Halley. Un meurtre, celui d’une gamine, a été commis chez les Wax, la famille riche du village. La coupable est une certaine Sally Polly, 21 ans, qui, un temps, a été employée chez les Wax. Son mari l’a vue revenir la nuit, tâchée de sang, un marteau à la main. Sa pendaison est probable, encore faut-il prononcer la sentence à l’issue de son procès. Le juge a décidé de réunir un tribunal populaire de douze femmes du village pour en débattre et décider. Une question se pose : si Sally est enceinte comme elle l’affirme, et porte donc une autre vie en elle, innocente, elle ne sera pas pendue, mais exilée. Un enfant est-il en train de grandir dans son ventre ? C’est ce que souhaite et bientôt pense Elizabeth, la sage-femme du village qui a accouché tous les enfants du coin, mais son avis ne fait pas l’unanimité.

Tandis que l’une d’elles, Katy, baratte le beurre qui ne peut pas attendre, le juge (Sébastien Eveno) procède aux serments des douze femmes qui ont quitté sans appel leurs tâches quotidiennes sur ordre du juge pour se retrouver enfermées à clef jusqu’à la décision, sans eau, sans nourriture, sans rien. Un jury de femmes. Un huissier (Olivier Dupuy) restera avec elles, mais il n’a pas le droit de parler et quand Sally (Andréa El Azan, belle dans sa révolte et son obstination) soulèvera ses jupes pour que l’on examine ses parties intimes, elle lui demande de tourner le dos.

C’est donc un huis-clos à douze,  plus une : l’accusée. Ce qui, évidemment, n’est pas sans rappeler le film Douze hommes en colère, mais aussi l’une de ces dramatiques que la télévision de naguère diffusait en direct (comme Montserrat d’Emmanuel Robles, dans une mise en scène de Maurice Cazeneuve), laissant des êtres décidés de leur sort dans un étouffant huis clos.

Le Firmament est une pièce beaucoup plus longue que Les Enfants, l’autrice anglaise y développe avec maestria une polyphonie qui permet à chacune d’ancrer sa personnalité, même si certains personnages ont plus de poids, comme la sage-femme Elizabeth (belle autorité sensible et féministe de l’actrice Bénédicte Cerutti) ou la femme de colonel un peu barrée (Marie-Armelle Deguy) qui passait par là. Mais il faut toutes les citer : Elsa Agnès, Sélène Assaf, Coline Barthélémy, Sarah Calcine, Gwenaëlle David, Brigitte Debry, Aurore Fattier, Asma Messaoudene, Océane Mozas, Léa Schweitzer, toutes habillées avec tact par Marie la Rocca.

Loin des hommes, la parole des unes et des autres s’affirme. Mais les vieilles croyances demeurent : Sally ne serait-elle pas un peu sorcière ? Son lait dont elle prélève quelques gouttes de ses seins ne constitue-t-il pas une preuve qu’elle attend un enfant ? Elles finiront pas voter une fois, plusieurs fois. Il est rare de voir une pièce avec autant de rôles de femmes et si peu de rôles d’hommes. Chloé Dabert orchestre le tout avec une maîtrise qui va du gros plan au plan d’ensemble, impressionnant.

Le Firmament, au Théâtre du Rond-Point du 8 au 18 janvier...

Les deux pièces sont publiées à L’Arche, traduites par Louise Bartlett.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.