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Le roi est atteint d’un mal incurable auquel aucune opération, même du saint-esprit, ne pourrait apporter le moindre soulagement. Il ne veut pas voir la vérité en face, même pressé par ses proches : son épouse légitime, son médecin, son garde du corps. « Je comprends. C’est un complot. Vous voulez que j’abdique », dit le roi Bérenger Ier, héros principal de la pièce d’Eugène Ionesco Le roi se meurt. Il était étonnant d’entendre ça dimanche après-midi dans un théâtre juché dans les hauteurs de Montmartre, à l’heure même où François Fillon reprenait ces mêmes mots, place du Trocadéro. Il aurait sans doute aimé ajouter comme Bérenger Ier : « Je mourrai quand je voudrai, c’est moi qui décide », mais c’est une parole de roi, non de candidat.
« Ils sont fous. Ou bien ce sont des traîtres »
Dans la pièce d’Eugène Ionesco, on presse le roi de toutes parts pour qu’il abdique avant qu’il ne soit trop tard. Il résiste. « Ils sont fous. Ou bien ce sont des traîtres », dit-il encore. Fillon ne disait pas autre chose en évoquant dimanche les nombreuses défections de ses proches. Et comme Fillon, le roi Bérenger Ier en appelle au peuple de la rue : il ouvre la fenêtre et s’adresse à lui espérant un sursaut populaire. Le roi d’Eugène Ionesco a une maîtresse, la seule à ne pas vouloir qu’il abdique. Dans la pièce de François Fillon, le rôle est tenu (bénévolement) par son épouse. Laquelle dans Le roi se meurt est la première à oser lui dire : « sire, on doit vous annoncer que vous allez mourir. »
Eugène Ionesco dédie sa pièce à trois personnes dont l’acteur et metteur en scène Jacques Mauclair qui a beaucoup contribué à faire connaître l’œuvre de l’exilé roumain dans les années 50. Mauclair crée Le roi se meurt en 1962, mettant en scène la pièce et jouant le rôle du roi avec sa voix joliment voilée. Tsilla Chelton jouait son épouse légitime, la reine Marguerite. Ensemble, ils avaient assuré le succès d’une autre pièce d’Eugène Ionesco, Les Chaises.
Ionesco ne donne aucune indication sur l’âge du roi Bérenger. De Jacques Mauclair à Michel Bouquet (lire ici), le rôle est habituellement interprété par des acteurs d’un certain âge. Julie Duchaussoy confie le rôle à un acteur de trente ans, l’excellent Yoan Charles sorti comme elle il y a quelques années de l’école d’art dramatique du Théâtre national de Bretagne. La pièce s’en trouve éclairée tout autrement et met en valeur les autres rôles, en particulier celui de la reine légitime (Lucie Boissonneau), celui de sa jeune maîtresse (Mathilde Monjanel) et celui du garde. Pour ce dernier, Julie Duchaussoy a une autre idée forte : confier le rôle à une femme d’un certain âge (Karen Rencurel, grande figure de l’aventure fondatrice du théâtre de l’Aquarium), la seule à détenir la mémoire de tout ce qu’a fait le roi lors de sa courte vie (il a tout inventé, du téléphone à la bombe atomique, de l’invention de la brouette à celle de la poudre).
« I love you monsieur Soleil »
On connaissait Julie Duchaussoy comme actrice, pour l’avoir remarquée dans plusieurs spectacles de Christine Letailleur, en particulier l’inoubliable Château de Wetterstein (lire ici), une pièce méconnue de Wedekind. Son désir de mettre en scène, et particulièrement cette pièce d’Eugène Ionesco, s’ancre dans un souvenir qui la hante.
Elle est en CM2, une petite fille de sa classe dont elle n’a pas oublié le nom, Carine Blanco, est atteinte d’un cancer. Toute la classe se retrouve au pays basque pour une classe de mer. La nuit, la jeune Carine hurle « I love you monsieur Soleil ! ». Et bientôt toutes les filles du dortoir reprennent en chœur ce cri du cœur. Carine meurt peu de temps après. Pour Julie Duchaussoy, le roi d’Ionesco ne pouvait mourir que jeune. Et le compte à rebours qu’Ionesco inscrit dans sa pièce (une heure trente encore à vivre, le temps du spectacle) n’en est que plus prégnant. Et puis monsieur soleil s’invite au début de la pièce : le vieux garde dévoué s’étonne : « Le soleil est en retard. J’ai pourtant entendu le roi lui donner l’ordre d’apparaître. » Mais le roi n’est déjà plus tout à fait le roi, on ne répond plus à ses ordres.
Le spectacle a été créé dans un squat, il est repris dans un théâtre privé dans le style du off avignonnais : un spectacle chasse l’autre. Pour tout décor : un lit d’hôpital en guise de trône. Mise en scène frontale, le plus souvent accompagnée d’un gestus collectif. C’est d’une belle efficacité. Ce spectacle constitue l’acte fondateur de la compagnie Jean Balcon que Julie Duchaussoy vient de créer. Bon vent !
Ciné XIII théâtre, mer et ven 21h, jeu et sam 19h, dim 16h, jusqu’au 19 mars.