C’était il y a quelques semaines, dans l’antre de sa tribu à Montreuil, La Parole errante. Au pied des gradins garnis de vieux et jeunes amis, il était venu s’asseoir derrière la petite table de bois placée devant les spectateurs. Il aimait ces moments de lecture partagée. Comme toujours, il portait sa veste de cuir noir qui lui donnait l’allure d’un vieux marlou. Les pas étaient plus lents, à 93 ans (le 26 janvier dernier), il n’avait plus la prestance de ses années de maquis dans la forêt de Berbeyrolle, de journaliste dans la cage aux lions ou en Sibérie, de cinéaste de terrain, de bourlingueur de mots, d’homme de théâtre volontiers hors les murs œuvrant à Saint-Nazaire, en Irlande, en Allemagne, en Avignon, partout.
Devant lui, une liasse de feuilles peuplées de mots vadrouillant entre les lignes, jamais tranquillement alignés sur la page. Il se pencha sur le premier feuillet et ce fut comme si les mots jaillissaient de la page pour aller le rejoindre, comme dans une nouvelle du Russe Krzyzanowski, un auteur que nous a fait découvrir Hélène Châtelain, sa compagne. Les mots rentraient d’où il venaient, le poulailler, la forge, l’arbre Gatti où ils avaient été mis en corrélation avec des tas de compagnons d’armes. Une fois encore, Gatti s’est engouffré dans la parole avec ses poings à jamais serrés, sa voix toujours rageuse, une saine et vieille colère. Des mots qui, entre deux virgules, ont eu tôt fait de convoquer les fantômes de sa vie et de son œuvre prolifique : Rosa Luxembourg, Mao Tsé Toung, Jean Cavaillès, l’anarchiste ukrainien Makhno, Evariste Gallois et tant d’autres. Il ne reviendra plus s’asseoir à la petite table. C’est fini.
Le corps d’Armand Gatti s’est arrêté de battre et de se battre au matin du 6 avril 2017. Surprise dans son sommeil, la carcasse s’en est allée au bout de sa fatigue.
Ecouter sa voix s'emporter était toujours un grand bonheur. Un jour, Gatti vient parler au Capitole. Sans doute en s’asseyant au bord de la scène, les pieds ballants comme je l’avais vu faire, enfant, au Théâtre de Villejuif au moment de V comme Vietnam. A la fin, des jeunes l’entourent. Le voici au café Tortoni entouré d’une bande de jeunes dont Daniel Bensaïd alors étudiant. Une rencontre marquante : « Hirsute, débraillé, assis sur un dossier de chaise, il s’exprimait avec flamme, par tous les moyens que pouvait lui fournir son corps : avec le geste sec et précis, le regard mobile, le sourire bon enfant, les grimaces et une parole heurtée et violente. »
C’est en Belgique à l’Institut des arts de Louvain-La-Neuve où ils sont élèves que les frères Dardenne croisent la parole et la carcasse de Gatti. Lorsqu’ils arrivent à l’école, Gatti est déjà là, il balaie, trouvant le plancher trop dégueulasse. Les deux frères avaient des parcours différents, c’est Gatti qui les a réunis, racontent-ils. Ils parlent de lui comme d’un « père spirituel ». Ils le suivront à Saint-Nazaire, en Irlande, deux étapes marquantes du parcours de Gatti. Ils ne seront pas les seuls ; l’acteur André Wilms ou le journaliste Marc Kravetz par exemple seront de l’aventure. C’est cet activiste, ce poète oral, ce militant d’aucun parti (mais qui abritait à Montreuil le salon du livre anarchiste) qui vient de disparaître.
Quel chemin depuis le berceau italien où il puisa son surnom de Dante, lui le fils du balayeur Auguste Gatti et de Letizia Luzona, femme de ménage, jusqu’à la maison de l’arbre de Montreuil, les 1730 pages de La Parole errante, les 1296 pages de La Traversée des langues et avant ses années de journaliste très prisé, ses films et les trois épais volumes de son théâtre incomplet dont une pièce interdite par le pouvoir gaulliste au TNP de Jean Vilar à Chaillot pour ne pas offenser le dictateur Franco. Après cette censure, Gatti quitte les théâtres pour la rue, les foyers, les prisons, les usines. Il quitte aussi la France pour mieux y revenir.
« Ma première idée de théâtre est née devant une porte de prison », écrit-il. Mais l’aventure théâtrale, selon ses dires, commença le jour où dans un camp, trois juifs baltes ont fait une pièce de théâtre qui tenait en trois phrases : « ich bin, ich war, ich werde sein » (je suis, j’étais, je serai). « C’était la première pièce de théâtre que j’ai vue dans ma vie, et la révélation que le théâtre pouvait ressembler à quelque chose. » Des dizaines de pièces allaient répondre à cette injonction première. Beaucoup furent mises en scène dans les années 50, 60 et 70.
L’écriture de La Parole errante à partir de 1981 ouvre de nouveaux horizons. L’écriture se fait rhizome. L’œuvre impressionne par sa puissance, son poids, ses échappées vers la Kabbale ou la physique quantique. Elle a été longtemps lue et commentée par des compagnons de lutte et de route. C'est plus ouvert aujourd’hui avec le travail remarquable qu’effectuent de jeunes metteurs en scène et des chercheurs comme Catherine Brun et Olivier Neveux qui dirigent les Cahiers Armand Gatti. Chaque numéro (annuel) éclaire une facette de cette homme qui n’en manque pas : le journaliste, le cinéma, les arts, la traversée des langages. C’est passionnant.
Reste à (re)lire, aborder l’œuvre désormais sans l’ombre portée du colosse. Sa légende entamée de son vivant va pouvoir se déployer : celle d’un poète-univers, l’un des plus féconds, l’un des plus vertigineux du XXe siècle. Alors aujourd’hui, on a préféré se souvenir de l’homme.