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Billet de blog 6 juillet 2017

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Avignon : à l’ombre du peintre Ronan Barrot

Signataire de l’affiche du Festival, le peintre Ronan Barrot expose à l’église des Célestins. Nous l’avons rencontré fin juin dans son atelier parisien, nous avons pensé à lui en descendant vers le sud, nous l’avons retrouvé à Avignon à la veille de son vernissage. Portrait en mouvement.

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Ronan Barrot au travail dans l'Eglise des Célestins © Christophe Raynaud de Lage

Deux ombres. Un homme, une femme ? On ne sait. Où vont-ils ? D’où viennent-ils ? On ne sait. L’affiche du Festival n’est pas une affiche conçue pour l’occasion. C’est un tableau. Signé, peint. En mouvement et gardant sa part d’énigme, comme toutes les œuvres de Ronan Barrot.

Paris, fin juin, quartier proche de la gare du Nord

Sur un mur de son atelier parisien, une série de petites plaques carrées (27x22cm) : amas de couleurs, de traits, de formes plus ou moins vagues. « Des traces, des restes, des reliefs de palette, des blocs de couleurs des accords trouvés. Avant je me faisais des accords de couleurs sur un carnet et puis je me suis dit, il faut des formes simples et j’ai fait ça. C’est un tableau abstrait, un regard », dit Ronan Barrot. 

Un aide-mémoire ? « Oui, un aide-mémoire, j’aurais pu faire des sortes de rythmes mais je voulais que ça regarde, je ne voulais pas de portraits. Je les reprends sans arrêt. » Certains deviennent des crânes qu’il expose en groupe, en commando, comme des vigiles gardant le reste de l’exposition. La bande à Yorrick, des dealers trafiquant à la porte des cimetières. Barrot ? Un bon client.

L’atelier Boulevard Magenta est un foutoir sur lequel tombe une lumière divine et capricieuse. Cruelle ici, aimable là. Impitoyable. Barrot tire une des toiles d’un format respectable (250x200cm) entassées dans un coin, et l’expose à la lumière. Coté gauche du tableau, une main est tenue dans la bouche d’un personnage (le mot est excessif – fantôme ? Trop connoté). Côté droit, un autre personnage (encore plus incertain) gît à terre. Victime ? L’ambiguïté aime se glisser dans les tableaux de Ronan Barrot. Ce tableau descendra à Avignon.

« Est-ce un sauvetage, un meurtre, un cannibalisme ? » s’interroge-t-il à haute voix. Cela clignote avec un tableau déjà peint qu’il avait fini par appeler La Main. Vendu, comme beaucoup d’autres. « Comme je ne pouvais pas l’emprunter, je l’ai repris. Cela m’arrive souvent de reprendre des tableaux, on remet tout en jeu, ce n’est pas la même matière. La première fois, je voulais faire des gens qui portent. J’avais commencé à faire le visage et il y a eu un accident ; en ajustant, c’est devenu une main. Cela donnait un sens au tableau, il suffisait de mettre une ombre, le punctum du tableau venait de là. Les ambiguïtés ne pouvaient pas se prévoir. Comme ce tableau m’a été donné par le travail, je le rejoue avec d’autres contraintes. Pour le titre, comme j’ai déjà fait ce tableau, j’hésite entre "la main" et "remain" ! »

En regardant cette main dans la bouche, je songe à Saturne devant ses enfants de Goya, je n’en dis rien. Tout tableau de Ronan Barrot peut en cacher un autre. Ce ne sont pas des citations, mais des signes pas toujours conscients ni explicites, une connivence, un dialogue à distance, une fraternité.

Ronan Barrot tire un second tableau qui descendra lui aussi à Avignon et le pose sous la lumière qui en muscle le fond noir mat. « Aujourd’hui, je travaille avec de nouvelles toiles, de nouvelles textures, des supports mats absorbants. Ma peinture a beaucoup évolué. » Deux formes où domine le jaune ; deux corps ? « Je lance comme ça très vite. Celui-ci une ou deux séances, ça peut être une heure ou cinq heures. » L’ambiguïté poursuit son feuilleton. Au premier regard, un sauvetage, et au second regard, l’inverse, comme un étranglement. Pas de titre. Pas encore. « Les titres, je ne m’en occupe pas. » Ils surgissent après, quand la date limite de l’impression du catalogue approche.

Troisième tableau. Même cadre noir mat que le précédent, même palette, même format. « Là, j’ai repris une petite esquisse et je voulais voir comment cela tenait en très grand. Deux corps enlacés et puis un vague souvenir d’Une moderne Olympia de Cézanne [que l’on peut voir au Musée d’Orsay]. J’ai recopié en essayant d’éliminer presque tout. Ça a marché. J’ai fait avant une version ratée que je vais détruire. La peinture est expérimentale. Cela bouge tout le temps. C’est aussi pour cela que je reprends d’anciens tableaux. Cela s’hybride comme des

Illustration 2
"Fouille rouge" © Christophe Raynaud de Lage

plantes, j’essaye de prendre les énergies simplifiées, puis j’en hybride d’autres, et je re-simplifie. Un tableau, ça invite et ça refuse, et ça attire le regard et ça le renvoie. Je pourrais reprendre toujours le même tableau, cela changerait, car on expérimente toujours. Cela laisse la chance à d’autres ambiguïtés, et d’autres sens apparaîtront. Avec ces supports mats, je peux vraiment jouer avec les ombres, cela a un grand pouvoir de suggestion. »

Quatrième tableau : Fouille rouge, celui qui a servi pour l’affiche du Festival d’Avignon. Certains y voient une illustration du thème dominant du Festival : l’Afrique. Possible, mais il n’en est rien. Olivier Py ne lui avait rien dit. Le directeur du Festival avait vu souvent les toiles de Ronan Barrot à la galerie Claude Bernard lorsqu’il dirigeait le Théâtre de l’Odéon. Sur le tableau, le rouge est plus présent, plus en relief, plus matériel que sur l’affiche. « Je l’emporte à Avignon, mais je ne sais pas si je l’exposerai. L’affiche aplatit le rouge ; ici, il est vivant. C’est le lieu qui décidera, la lumière. Il ne faut pas que cela soit figé. Un tableau, c’est le passage d’une image vers une autre image, c’est une transformation. C’est à la fois un caillou (une unité), un parcours du regard et un mouvement. »

Barrot a un autre atelier à Pierrefitte, la visite sera pour une autre fois. « Je n’ai plus rien à vous montrer ici. » Il reste peu de jours avant l’accrochage à Avignon, des toiles à finir. La canicule n’a rien arrangé. Au café du coin, on retrouve des amis du quartier proche de la gare du Nord où il habite et a son petit atelier. On parle poésie, Orient, théâtre, on boit des coups. La journée passe. Qu’importe. Barrot aime travailler dans l’urgence. « Hier en rentrant, j’ai commencé un truc, une femme qui se fait couper la main et puis c’est devenu un autoportrait et une main. Je vais garder la main. »

Aire de repos sur la route entre Paris et Avignon

Je feuillette un des ses catalogues, celui que sa galerie (Claude Bernard) lui a consacré il y a quelques années. Ronan Barrot est entre de bonnes mains. Les siennes. Il en a deux, et peint avec les deux, même s’il n’écrit que de la main gauche. Prononcez son nom, notez le balancement entre les deux fois deux syllabes, notez le jeu de O et de R, ajoutez à cela des origines mi-bretonnes, mi-méridionales et le fait que le peintre travaille dans deux ateliers, l’un à Paris, l’autre à Pierrefitte et vous comprendrez que chez lui tout est mouvement. Au commencement était le geste.

Le tableau advient dans l’entre-deux. Un tableau chasse l’autre. Il n’évacue pas le précédent (ni tous les autres), ni ne le contredit, il le poursuit. Comme un chien le fait d’un gibier un jour de chasse. S’acharne. Lance et lacère. Ses tableaux sont des proies, des trophées. Des retombées. Tous sont estomaqués de mouvements, ce qui advient dans la surprise du lancer de couleurs, de traits. Le geste de la main, du bras, coagulent en couleurs, en traces, en ombres quelque chose, disons une vibration. Entre l’être et le faire. Entre la vue et la vision. Le hasard, l’accident, un changement brusque d’humeur, de température, une cigarette, une verre, tiennent lieu de grammaire jamais écrite à l’avance, toujours provisoire.

Comme Ronan Barrot lui-même, ses toiles ne tiennent pas en place. Dans leur cadre, elles vagabondent. Le geste précède la forme en l’engendrant. L’accident, l’imprévu éclairent l’énigme en canalisant ou pas sa part obscure. Le noir creuse, foudroie, mène la danse. Tôt ou tard, le soir tombe sur les tableaux de Ronan Barrot.

Alors, la nuit venue ou décrétée, nuit qu’il assouvit de lunes (comme le suggère Emily Dickinson dans un poème traduit par son ami Gilles Mourier), on entre dans ses tableaux comme par effraction. On ne les regarde pas car notre regard est embarqué, il nous envoie des lettres parfois nouées, des missives tremblées, un récit à tiroirs. Les corps de ses tableaux naissent de l’ombre et s’y terrent pour mieux attirer notre regard. Ses crânes, eux, crânent : ils n’ont pas besoin d’yeux pour nous regarder. Ils nous font le coup, toujours gagnant, de l’épaisseur du temps qui passe, troquent une parcelle de nuit contre du tabac ; nous brodent des légendes de veilleurs. Ils sont les vigies de sa peinture. C’est que toutes ses toiles portent en elles toute l’histoire de la peinture et de sa peinture. C’est un spectacle sans entracte.

Avignon, Eglise des Célestins, à l’avant-veille du vernissage

Sous le titre Vanity case, les 48 crânes en lieu et place du corps d’un gisant, semblent les gardiens de ce corps absent ou enfui ou disparu, danse à la fois macabre et carnavalesque. Ronan Barrot joue avec les volumes de l’église désaffectée, ses niches, ses angles, ses vis-à-vis, ses coins plus obscurs que d’autres ou, au contraire, profitant des hautes sources de lumières naturelles, fait en sorte que ses figures changent au fil des heures en fonction de la course du soleil. Ce lieu déserté de toute empreinte religieuse y ranime ses cendres, ses pierres, ses fresques effacées ne serait-ce que par le geste forcément christique de bras écartés comme l’enfant qui fait l’avion ou le christ sur la croix, geste que l’on retrouve dans plusieurs tableaux.

Illustration 3
Les 48 crânes © Christophe Raynaud de Lage

Le Nautonier est là, passeur des morts ou des survivants. « On ne sait ce que le nautonier amène ou va chercher, c’est en face de l’île des morts, le sens est double. Ça peut me faire penser à l’actualité ou à des légendes », dit l’artiste. C’est un tableau de 2010, tout comme La Pioche : deux arbres-troncs souffreteux, sous un ciel-lac d’amertume au cœur d’un paysage sombre, chargé, dévasté peut-être. L’homme à la pioche creuse, la mort, un squelette à tête possiblement d’oiseau touche l’épaule de l’homme. Lumière baudelairienne, ressac d’un conte noir, tristesse sans retour. Nerval et Goya en embuscade. Ce sont parmi les toiles les plus anciennes de l’exposition.

Fouille rouge, qui a servi pour l’affiche, figure finalement dans l’exposition, c’est le premier tableau que l’on voit en entrant, là-bas au fond à gauche, sous une fenêtre, émergeant timidement de l’ombre. Feu à volonté a été peint cette année à partir d’un repérage dans les lieux et un emplacement choisi. Vue à Paris il y a quelques mois aux Bouffes du Nord, la Médée de Heiner Müller-Anatoli Vassiliev-Valérie Dréville lui a inspiré un tableau peint ces jours derniers. A la série des quatre Limousins de 2016, Barrot adjoint cette année un Grand Limousin. Autant de toiles inspirées par Les Onze (les Limousins) de l’écrivain Pierre Michon qui imagine qu’un peintre aurait peint le Comité de salut public de 1794. Une dernière toile sera achevée sur les lieux-mêmes à l’avant-veille de l’ouverture de l’exposition.

Ronan Barrot est fasciné par les premiers mots de L’Espace vide de Peter Brook : « Je peux prendre n’importe quel espace vide et l’appeler une scène. Quelqu’un va traverser cet espace vide pendant que quelqu’un d’autre l’observe et c’est suffisant pour que l’acte théâtral soit amorcé. » D’un mur à l’autre de l’église nue des Célestins, ses tableaux se regardent et nous regardent. Alors nous les regardons.

Exposition Ronan Barrot à l’Eglise des Célestins, du 8 au 26 juillet, de 11h à 19h.

Lecture de Congo d’Eric Vuillard (par ailleurs auteur de plusieurs textes sur la peinture de Ronan Barrot) par Jean-Claude Leguay accompagné au saxophone par Sylvia Toumaia, dramaturgie Karine Bracchi, le 12 juillet à 18h.

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