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Billet de blog 6 juillet 2023

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Avignon : « Welfare » sans fard

Ouverture du festival d’Avignon et de l’ère Tiago Rodrigues avec, dans la cour d’honneur du Palais des papes, « Welfare » d’après le film documentaire de Frederick Wiseman datant de 1973 offert par le réalisateur à Julie Deliquet pour qu’elle le porte à la scène. Elle le fait, sans l’actualiser, avec les armes du théâtre. Passionnant.

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On ne compte plus les adaptations de pièces de théâtre au cinéma et on ne compte plus désormais le nombre de films qui ont été la matière première de créations théâtrales, Julie Deliquet (qui dirige le Théâtre Gérard Philipe à Saint-Denis) en sait quelque chose, elle qui a adapté au théâtre des films de Bergman ou Desplechin (à la Comédie Française) avec succès. Mais, à ma connaissance, c’est la première fois qu’un cinéaste va voir une metteuse en scène de théâtre pour lui proposer d‘adapter à la scène l’un de ses films. C’est ce qu'a fait Frederick Wiseman en proposant à Julie Deliquet (dont il avait vu plusieurs spectacles, c’est un spectateur de théâtre assidu) d’adapter au théâtre son film Welfare. Un formidable et impressionnant film documentaire de près de trois heures où tout se passe dans un centre d’aide sociale pour démunis, pauvres, sans logis, sans ressources à New York. Un film de 1973. Quarante plus tard, adapté au théâtre par Deliquet, Welfare vient de faire l’ouverture du festival d’Avignon, sur proposition de son nouveau directeur, Tiago Rodrigues. Un pari osé, un pari risqué, un formidable pari. Avec la part de risque, d’audace que cela suppose et la part d’incompréhension, de désillusions possibles que cela peut entraîner.

On est loin des spectacles d’ouverture  habituels du festival dans la Cour d’honneur du Palais des papes, conjuguant grande pièce du répertoire, actrices et acteurs stars, décor tutoyant le célèbre mur, etc. Rien de tel. Le mur ? C’est à peine si on le voit. Le décor ? Un gymnase passe-partout avec panier de basket et lignes au sol pour match de handball, et autres (difficile de ne pas songer à ces gymnases transformés en centre de vaccination au moment du Covid ou en dortoirs lors d’inondation, incendies, etc .) La pièce? Vous appelez ça une pièce semblaient dire les spectateurs qui ont fui après une heure de spectacle, lequel avait commencé par une minute de silence pour la mort du jeune Nahel, minute conjointement demandée -et respectée par l’ensemble du public- par Julie Deliquet et Tiago Rodrigues, debout côté à côte, après lecture d’un court texte par la frèle autant que pugnace metteuse en scène. La distribution ? Pas la moindre star à la Huppert (présente dans le Tchekhov faisant l’ouverture de la Cour il y a deux ans dans une mise en scène de Tiago Rodrigues) et pas de metteur en scène star étranger comme l’an dernier le russe Serebrennikov. Mais un distribution plurielle, égalitaire, sans rôle principal, aussi judicieuse que magnifique, avec bon nombre de membres du collectif In vitro (Julie André , Eric Charon, Olivier Faliez, Agnès Ramy, David Seigneur) dont Deliquet était devenue, dès le départ en 2009, la metteuse en scène attitrée. Mais aussi des forts en scène comme Evelyne Didi, Marie Payen ou Vincent Garanger aux impeccables parcours, mais encore, car il faut tous les citer tant chacun émerge tôt ou tard du fort collectif : Astrid Bahiya, Salif Cisse, Alexandra de Cizancourt, Zakariyan Gouram, Nama Keita, Mexianu Medenou.

Donc, dans ce gymnase (scénographie Julie Deliquet et Zoé Pautet) reconverti en centre d’aide social dans la journée (et dont on peut penser qu’il redevient centre sportif le soir et le week-end), des démunis, des sans logis, des sans boulot, des handicapés du corps, de l‘âme et de la vie, des plus ou moins ex toxicos, autant de gens paumés, fauchés, en rade, viennent, leur dossier à la main, demander de l’aide : nourriture, logement, loyer. Ils font face à une administration souvent compréhensive mais mettant en avant son mantra : la procédure. Renvoyant certains à d’autres services , en particulier celui de la sécurité sociale. Julie Deliquet et ses collaboratrices à l’écriture (Julie André et Florence Seyvos) ont traduit et adapté les propos mais sans les actualiser : cela se passe en 1973 à,New York, avant Internet, ce nouveau mur pour bien des démunis et sans américaniser le spectacle non plus, à quelques noms de lieux ou villes près. Bref aucun exotisme. C’est loin et c’est proche à la fois

Dans le film, Wiseman opte le plus souvent pour le gros plan. De visages, encore des visages. Seuls. C’est la force du cinéma. Deliquet lui oppose la force du théâtre : le plan d’ensemble peuplé de corps dont chaque visage n’est pas séparable de l’allure, de l’accoutrement ( costumes on ne peut plus justes signés Julie Scobeltzine), de la voix. Et la force du dialogue, l’écrasant dialogue du corps à corps, d’un côté les uns meurtris, voutés, empêtrés des démunis et des paumés, de l’autre les corps de l’administration plus alertes, plus souples, mieux nourris, mieux éduqués le plus souvent ( un demandeur évoque le Godot de Beckett) .

Le spectacle avance par dossier, l’un après l’autre, dans l’ordre d’arrivée au centre, ce qui n’empêche certains d’essayer de resquiller. On entre dans des vies alambiquées, compliquées par des séparations, des pertes de papiers, des impayés, des chèques de l’aide sociale jamais arrivés, des renvois à la sécurité sociale, des dossiers auxquels il manque toujours une pièce, ou bien des lettres mal rédigées, ou ne faisant pas foi. Un imbroglio dont seul le personnel administratif comprend le sens. Certains sont à cheval sur le règlement, d’autres, plus rarement, essaient d’être plus compréhensifs. Kafka,en coulisse, semble être conseiller occulte du spectacle.

Et nous, dans les gradins, spectateurs de ce théâtre sans intrigue, sans rôle titre, fait de mini actions, regardons cette femme côté jardin assise en haut, ruminant sa vie en attendant son tour, ou cet autre, un poil caricatural peut-être, mâchant en silence sa haine des noirs, ses souvenirs de guerre contre les jaunes, ou ce couple qui se ment à lui-même ou encore celle vieille qui n’en peut plus de ne rien comprendre ou cet autre qui répète à l’envie qu’il n’a pas mangé depuis trois jours. C’est dense, intense, prenant.

Arrive la pause. Pas l’entracte, la pause du personnel administratif  du centre social: tous sortent. Restent les démunis. La confrontation disparaît, le théâtre de la vie perd ses plumes, le spectacle se replie sur le vieux théâtre : de vagues gags, un peu de musique, un peu de parodie, un peu de chansons. Sans doute Julie Deliquet souhaitait- un moment de respiration pour le spectateurs, mais ce que l’on voit est affligeant, pauvre, ennuyeux. Tout se délite.

Quand le personnel reviendra de sa pause, on traitera de nouveaux dossiers, la confrontation reviendra mais comme blessée, cependant la force des actrices et des acteurs défendant la vie entravée de ces êtres de rien , emporte, in fine, le morceau.

La Cour d’honneur n’avait jamais vu un tel spectacle et c’est tout à l’ honneur de Welfare d’y avoir été créé. A quoi peut-on comparer ce spectacle ? Plus tard, dans la nuit, en parlant avec un ami, on s’est souvenus d’un autre spectacle, vu il y a longtemps, et auquel j‘avais consacré plusieurs pages (c’était une autre époque) lorsque je travaillais à Libération. Ce spectacle, c’était Palais de justice, créé et vu au TNS au temps de Jean-Pierre Vincent. C’était aussi un spectacle de confrontation : entre un tribunal de justice, des avocats et des prévenus. Un théâtre dans le théâtre, loin du cinéma. Mais en commun, la présence irradiante d’une même actrice : Evelyne Didi. C’était en 1983.

1973, 1983, 2023… Le compte est bon.

A voir au festival d’Avignon dans la Cour d’honneur du 5 au 14 juillet 2023

du 15 au 19 janvier 2024, Théâtre Dijon Bourgogne, du 24 janvier au 3 février, Théâtre des Célestins, Lyon, les 14 et 15 février, Le Quartz, Brest, les 20 et 21 février, La Passerelle, Saint-Brieuc, du 6 au 9 mars, Comédie de Genève, du 13 au 15 mars, Comédie de Reims, les 20 et 21 mars, Limoges, les 26 et 27 mars, La Coursive, La Rochelle, les 4 et 5 avril, L’Archipel, Perpignan,les 10 et 11 avril, Comédie de Saint-Étienne, du 16 au 19 avril, Théâtre du Nord, Lille – Tourcoing, du 3 au 5 mai, Grande halle de La Villette, Paris

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