Les copains d’abord… c’est à cette chanson de Georges Brassens que l’on pense en sortant de Frangins, la dernière pièce de Jean-Paul Wenzel. Une pièce écrite sur un coin de table pour des potes, à leur demande, que l’auteur interprète avec eux (plus on est de potes...) et met en scène avec sa fille Lou Wenzel.
Des potes franco de port
Le fait est que Philippe Duquesne et Jean-Pierre Léonardini ont demandé chacun à Wenzel, sans se concerter, d’écrire une bricole qu’ils joueraient en tandem. Mon tout accouche d’un trio. Trois frères qui se retrouvent dans le salon minable (seul un meuble trône étrangement dans un coin, il va jouer un rôle à n’en point douter) tandis que la mère – qui n’aimait guère ses fils, lesquels le lui ont bien rendu – agonise derrière la porte où l’on se rend parfois, comme on va aux chiottes, pour se soulager.
Les trois frangins ne se sont pas vus depuis longtemps, deux sont restés célibataires ou le sont redevenus, le troisième est venu avec sa compagne. Les trois ont été amoureux de la même femme du village (ou bourgade, on ne sait trop), Gaby, et ont chacun tour à tour partagé son lit et son regard enveloppant. Gaby, Oh Gaby… la chanson de Boris Bergman et Alain Baschung s’invite au parloir, elle fait partie de leur jeunesse enfuie, enfouie et qui ressurgit là comme un vieux trente-trois tours un peu rayé, mais encore plein de fiers sillons.

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Toute la pièce et le charme du spectacle tiennent dans l’amitié de ces corps vieillissants qui poussent le coup de reins de leurs (beaux) restes de vigueur pour des retrouvailles inattendues, parfois tendues mais finalement jubilatoires. Tout le reste est péripéties, plus ou moins attendues, je n’en dirai rien.
Sur la grand mare des canards
Les trois frangins sont donc Philippe Duquesne, découvert naguère dans la défunte troupe de Jérôme Deschamps et qui, depuis, a fait du chemin ; Jean-Paul Wenzel qui, avec sa compagne Arlette Namiand, anime la vigoureuse compagnie Dorénavant ; et du troisième... je ne peux pas parler comme des deux premiers. C’est l’ami Léo, un « confrère », une belle plume, Jean-Pierre Léonardini, pilier des pages Culture de L’Humanité, quotidien où il tient désormais une chronique théâtrale hebdomadaire. Depuis des années, il mène, parallèlement au journalisme, une carrière d’acteur au théâtre et plus encore au cinéma. Son jeu prolonge avec application la tension de son écriture dégraissée de toute fioriture et sachant entretenir sa musculature. Viviane Théophilidès et Hélène Hudovernik accompagnent les trois potes.
Le spectacle des potes, qui n’a d’autre ambition que de les réunir pour se (et si possible nous) faire plaisir, se donne au Lucernaire, cette antenne parisienne du Off avignonnais. De l’autre côté de la seine, au Théâtre de la Colline, Les Géants de la montagne de Pirandello est le spectacle qui ouvrait la saison des grands théâtres subventionnés parisiens, dans une mise en scène de l’actuel tenancier de l’établissement, Stéphane Braunschweig.
Les Géants de la Colline en mal de sommet
Nul auteur plus que Pirandello n’a mis les acteurs, le métier d’acteur, le vertige même constitutif de tout acteur (être, paraître, ou ne pas être), au cœur de son théâtre. C’est le cas, une fois encore, de cette pièce, sa dernière, inachevée, inachevable peut-être. Un arrêt du cœur qui laisse la pièce au bord du gouffre, en rêve ouvert, en caresse de possibles. Stéphane Braunschweig parle admirablement de cela, analyse finement la pièce (qu’il a retraduite) et son choix dramaturgique (partagé avec la fidèle Anne-Françoise Benhamou). Il signe aussi la scénographie (comme toujours).
Pertinente est sa proposition de faire débarquer le monde pirandellien dans ce qui peut apparaître comme les restes d’une salle de cinéma provinciale délavée par le temps, ayant perdu ses dorures et dont l’écran serait devenu noir de désespoir. Une de ces salles où les longues séances de cinoche étaient entrecoupées d’attractions dont témoignent quelques films de Fellini. C’est d’ailleurs ainsi que commence le spectacle : par un nain en costume bariolé (Laurent Lévy) qui tapote les touches d’un piano, coincé entre l’écran et la coulisse ; l’ami Christoph Mathaler vous salue bien. Bon début.

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C’est après que cela se gâte. Paralysie des mouvements, direction d’acteurs molle et parfois accablante, absence de lignes de force physiques, confusion entre puissance et vocifération. Comme une panne généralisée du moteur scénique dont quelques éléments (acteurs) fonctionneraient encore mais en roue libre. Toute cette enveloppe forme un halo de confusion qui obscurcit la pièce, laquelle ne manque pas de nœuds, de glissements. On finit par n’y plus rien comprendre.
Un Cotrone peut en cacher un autre
Seule Dominique Reymond (grande et fine actrice, il faut lire ses Journaux de répétitions auprès de Grüber et Vitez, éditions Klincksieck et Archimbaud) tire admirablement son épingle du jeu. Son personnage, important, lui permet de se déployer, mais sa solitude finit par l’emprisonner. Elle est Ilse, la cheffe de la troupe, la Compagnie de la Comtesse, qui se débat avec des fantômes depuis qu’elle a joué la pièce d’un poète suicidé et que cette œuvre idolâtrée s’est ramassée, un four dont elle ne se console pas.
Cette troupe en chemin rencontre sur une montagne les « poissards », une bande de loustics déglingués sur laquelle règne Cotrone, personnage impérial et magicien qui fait immanquablement penser au Prospéro de La Tempête. Naguère, Georges Lavaudant avait confié le rôle de Cotrone, pivot de la pièce, à Gaby, oh Gaby, Gabriel Monnet, corps massif et généreux, voix venue du centre de la terre, regard illuminé par les étoiles et le fond des golfes clairs. Braunschweig, lui, a proposé le rôle à Claude Duparfait. C’est une proposition qui ne se refuse pas. Mais j’avoue être resté KO debout (bien que confortablement assis) en voyant ce personnage magnifique de magicien ratatiné en gestionnaire de situations d’urgence ou chef d’une cellule psychologique envoyé sur les lieux d’un drame. Plus encore, et cela n'aurait pas manqué d’intérêt si le parti avait été assumé jusqu’à l’ivresse mais cela reste dans les limbes, Stéphane Braunschweig semble avoir projeté sa propre personne, sa façon d’être et de diriger les acteurs, dans le personnage de Cotrone et donc dans l’acteur Duparfait. Chez Pirandello, le théâtre est toujours dans le théâtre, plus qu’on ne le croit. Il lui arrive d’y jouer de drôles de tours.
Frangins, Théâtre du Lucernaire, 19h du mar au sam, dim 17h, jusqu’au 11 octobre
Les Géants de la montagne, Théâtre de la Colline, mar 19h30, mer au sam 20h30, dim 15h30, jusqu’au 16 octobre. Puis tournée jusqu’en décembre : Annecy, Marseille, Tours, Besançon, Strasbourg.
La traduction de Braunschweig est parue aux Solitaires Intempestifs.