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Deux places fortes du théâtre français, la Comédie française et le Théâtre national de Strasbourg, vivent depuis peu une nouvelle époque pleine de promesses portées par leurs nouveaux directeurs, Eric Ruf et Stanislas Nordey. Seul lien direct et éphémère : Rebecca Marder, élève à l’école du TNS, repérée au cinéma par Ruf, a quitté Strasbourg pour devenir la plus jeune recrue de la Comédie française.
Marie Rémond en studio
A Strasbourg, Nordey est arrivé avec un projet tout neuf, amenant avec lui des tas de propositions et une cohorte d’artistes associés, eux-mêmes associés à l’école qui est comme le poumon de la maison. C’est une ruche. La Comédie française, elle, est d’abord une troupe. Ruf qui connaît la maison (de Molière) par cœur pour y être depuis longtemps sait que sa marge de manœuvre est limitée mais il entend bouger les lignes en affirmant des choix, en insufflant un esprit d’ouverture et en jouant sur la synergie de ses trois salles : le studio théâtre (situé sous le Louvre), le Vieux Colombier et la salle Richelieu.
Symbole de cette démarche : Comme une pierre qui… au Studio, une petite merveille manigancée par Marie Rémond. C’est après avoir vu le second spectacle mis en scène par cette dernière, Vers Wanda, inspiré du film de Barbara Loden (lire ici) et avoir vu dans la foulée son premier spectacle, André, d’après les mémoires du joueur de tennis André Agassi (lire ici), qu’il lui a offert le plateau du Studio.
Dans les deux spectacles mis en scène et en partie joués par Marie Rémond (qui est aussi une excellente actrice) figurait Sébastien Pouderoux devenu depuis pensionnaire de la Comédie française. Les deux sont des anciens élèves de l’école du Théâtre national de Strasbourg. Pouderoux est un fan de Dylan et Marie Rémond a été élevée par un fan de Dylan. Le projet s’est concrétisé autour d’un livre de Dreil Marcus et surtout de son épilogue constitué par la retranscription de la session d’enregistrement en 1965 de « Like a Rolling Stone » (chanson mythique s’il en fut) qui constitue la matière du spectacle.
Comment ça marche, la création
Le décor est donc le fatras d’un studio d’enregistrement un peu à l’étroit sur la petite scène souterraine du Studio de la Comédie française. La force de ce spectacle, c’est justement de ne pas en être un mais de montrer comment cette séance d’enregistrement est, comme la plupart du temps, faite de bric et de broc, de moments d’attente, de ratages, d’incertitudes, de doutes, de tâtonnement, de vide. Ils ne savent pas trop où ils vont mais, de prise en prise, on y va. Rien n’est sûr, pas même la durée de la chanson qui explosera les normes. Dylan est à un tournant, cela n’est pas dit, mais on le sent. Ce qui est fascinant, c’est d’assister justement au processus hasardeux de la création qui fait son miel de tout. Jouant le rôle de Dylan et même s’identifiant à lui, Sébastien Pouderoux est stupéfiant.
Au Théâtre du Vieux Colombier, je n’ai pas vu le spectacle à l’affiche, une adaptation de Vingt mille lieues sous les mers qui fait un tabac mais j’y ai croisé le Russe Anatoli Vassiliev qui, au printemps prochain, y mettra en scène Musica 1 et Musica 2 de Marguerite Duras. Cela promet.
Desplechin entre deux feux
Pour la salle Richelieu, le premier geste d’Eric Ruf a été de se tourner vers le cinéaste Arnaud Desplechin qui signe sa première mise en scène théâtrale, Père de Strindberg. Une pièce plus rarement montée que Mademoiselle Julie, La Sonate des spectres ou encore La Danse de mort et même que Le Chemin de Damas dont Jonathan Châtel a créé l’été dernier une version très personnelle sous le titre Andreas (lire ici), spectacle actuellement en tournée. Si Père est moins souvent à l’affiche, c’est que la pièce apparaît plus datée, plus vieillotte. Desplechin oublie ça pour deux estimables raisons.
La première, c’est que la pièce lui revient dans l’écrin d’un souvenir ébloui, si éblouissant qu’il en est comme aveuglé : il y a un quart de siècle, dans les balbutiements de son parcours cinématographique, il avait vu cette pièce sur cette même scène montée par Patrice Kerbrat avec Jean-Luc Boutté dans le rôle du capitaine. Un Boutté déjà malade (maladie de Hodgking) qui avait mené la fronde pour que Le Bal Masqué » de Lermontov dans la mise en scène d’Anatoli Vassiliev soit maintenu au répertoire alors que les abonnés du Français quittaient la salle par rangs entiers. Il avait eu gain de cause et, à la reprise la saison suivante, le spectacle trouva son public. Ce fut un triomphe et Le Bal masqué reste comme l’une des deux grandes dates de la maison à l’époque ; l’autre, ce fut Bérénice par Klaus Mikael Grüber dans un décor de Gilles Aillaud. Quand on se souvient de ce décor du peintre disparu, celui que signe Rudy Sabounghi pour Père ne rajeunit pas la pièce.
La seconde raison, c’est que la mise en scène de Desplechin s’inscrit dans le sillage ou plutôt le spectre d’Ingmar Bergman qui, dans son pays, fut célèbre autant comme homme de théâtre que comme cinéaste. La façon dont le cinéaste français traite le rôle de la nourrice est à l’évidence un hommage à Bergman et Martine Chevalier tient le cap. Desplechin est beaucoup moins à l’aise avec les autres rôles secondaires de la pièce, par trop monolithiques.
Amour, haine et folie
Reste le couple central, le Capitaine et son épouse Laura. Arthur Adamov qui a traduit la pièce (c’est sa version qui est jouée au Français) a écrit un passionnant essai sur Strindberg (publié à L’Arche). On y lit ceci :
« Surprenant une conversation entre le médecin et sa femme, il est sûr d’entendre "des rires, des mots couverts". Il regarde par le trou de la serrure et voit comment sa femme "déshabille des yeux la femme de chambre". Il va jusqu’à ouvrir des lettres qui lui sont adressées et découvre qu’une amie ose parler à Madame Strindberg de la folie de son mari en termes odieux. Il regarde par le trou de la serrure et, peu à peu, naît en lui la décision d’élargir le trou et d’y encadrer tout son tourment. Le trou, en s’élargissant, devient la scène. » C’est, à peu de choses près, le sujet de Père. Strindberg y ajoute un accélérateur de particules : l’enfant du couple, et un doute dévastateur : le capitaine est-il vraiment le père ? Une réflexion de son épouse lui permet d’en douter. Le chemin de la folie est ouvert.
La pièce se résume pour l’essentiel à un combat entre le Capitaine et son épouse Laura, une lutte des cerveaux comme le dit Strindberg pour plusieurs de ses pièces, une lutte meurtrière et destructrice par la force des mots avant tout. Mais sur la scène de la Comédie-Française, ce combat est brouillé, édulcoré.
Pour Desplechin, le Capitaine et Laura « continuent à se parler, en se faisant la guerre, ils continuent à s’aimer », la haine « n’est que le visage douloureux malade de l’amour ». Intéressante proposition mais sa direction d’acteurs peine à la mettre en actes. Michel Vuillermoz est un Capitaine d’autant plus fort en gueule qu’il fait preuve de faiblesse, sa présence est écrasante. Face à lui, Anne Kessler, frêle silhouette, se réfugie dans un constant registre crispant et larmoyant qui ne donne pas le change. Le combat est par trop inégal. La nourrice, en mettant la camisole de force au capitaine et en le tenant sur sa généreuse poitrine, fait un dernier signe à Bergman. Et le spectacle s’achève sur cette image magnifique, celle d’un homme qui, au moment de mourir, redevient enfant. Ouf.
Comme une pierre qui…, au studio de la Comédie française (Carrousel du Louvre), du mer au dim 18h30, jusqu’au 25 octobre.
Père à la Comédie française, salle Richelieu, en alternance jusqu’au 4 janvier 2016.