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Comme si la fatigue des personnages qui vivent devant nous et à côté de nous des jours et des nuits intenses, ne nous atteignait pas, que seul le sentiment de vivre un moment exceptionnel nous touchait, nous ébranlait, nous emportait. Et de fait, ce spectacle est exceptionnel. Pas seulement par sa durée.
Une loi des finances révolutionnaire
Pommerat et son peuple d’acteurs nous restituent les jours des fameux Etats généraux de 1789 et les atermoiements du roi à Versailles, les séances d’un comité de quartier d’un arrondissement parisien, non dans leur jus d’époque mais dans leur fièvre au présent.
Le premier coup de maître du spectacle consiste à créer un temps flottant entre hier et aujourd’hui. Pas de costumes de cour, d’aristo ou de gueux mais des tenues passe-partout d’aujourd’hui, sans pour autant céder à la transposition (le mobilier est sans âge, les micros d’aujourd’hui, le téléphone d’hier, les costumes des militaires hésitent entre l’Union soviétique et l’Argentine des généraux). Si bien que nous ne cessons, nous spectateurs, de faire la navette entre cette époque d’où nous venons (constitution, démocratie élective, droits de l’homme, etc.) et qui nous constitue, et la nôtre puisque les mots d’ordre, les plaintes, les angoisses véhiculés par les bouches des députés du Tiers-Etat, de la noblesse, de l’Eglise ou du Peuple de la rue sont ceux d’aujourd’hui.
Et cela va jusqu’aux plus hautes autorités de l’Etat. Dès la première réplique : « Je ne vous cacherai pas que notre principale préoccupation aujourd’hui est d’augmenter considérablement les revenus de l’Etat qui n’ont cessé de se dégrader… », dit le monarque qui va bientôt proposer une loi des finances révolutionnaire pour l’époque. Louis XVI parle comme Hollande et consorts. Et inversement. Moment saisissant du spectacle, Louis XVI en costume clair, le cheveu dégarni, pâle, hiératique, dans un halo de lumière, descend un escalier pour aller serrer la main de quelques concitoyens. Il ressemble, d’un coup, y compris physiquement (sa démarche, son visage anguleux) à Mitterrand. A d’autres moments, il a l’air de s’ennuyer comme Chirac.
Plus anecdotiques mais plaisants comme le sont les clins d’œil, plusieurs moments. Façon de dire que le monde entier regarde la Révolution française en direct, une scène où une commentatrice d’une radio espagnole (Ruth Olaizola, bien sûr) commente l’arrivée du roi (naguère la télé française avait un spécialiste, Léon Zitrone, l’ancêtre de Stéphane Bern, qui n’avait pas son pareil pour commenter le couronnement des rois de la planète). Scène où l’on voit des gens du peuple venir se plaindre du manque de tout auprès du roi avant de se faire photographier avec lui et de s’évanouir de bonheur. Scène où quelqu’un se plaint de « l’atmosphère absolument irrespirable de Paris » où il serait temps d’étudier la question d’« un courant d’air ». Scène où l’on voit une sorte de Patrick Sébastien chauffer le public et le faire saliver jusqu’à l’entrée de la vedette (sur l’air d’une BO célèbre), celui mesdames et messieurs que nous attendons tous, le roi en personne. L’essentiel est ailleurs : comment la Révolution française offre ses lettres de noblesse (si je puis dire) à la discussion et jette les bases de la démocratie participative.
Déclinaison de la brutalité
Le second coup de maître, c’est d’aborder la Révolution française sans héros historiques notoires (hormis le roi Louis XVI, seul nommé, interprété par Yvain Juillard). Aucune de ces figures qui de Necker (ici simplement nommé Premier ministre) à Mirabeau (absent) fascinent nos livres d’histoire. C’est la Révolution vue d’en bas. Des nobles anonymes, des représentants du Tiers-Etat sans pedigree, des ecclésiastiques sans trop de titres. Il faut l’entendre, la députée Lefranc (Saadia Bentaïeb), se faire le député Gigart (David Sighicelli) pour qui il y aurait deux peuples, le bon et le mauvais : « Je vous rappelle simplement que si nous en sommes arrivés là où nous en sommes, c’est grâce à la désobéissance de ce mauvais peuple que vous accusez aujourd’hui, grâce à sa force, son énergie, une brutalité aussi parfois, en réponse à une autre brutalité, une brutalité policière, une brutalité sociale, qui s’est exprimée contre lui pendant des années et des années » (ça ne vous rappelle pas la chemise déchirée d’un certain DRH ?).

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Il faut le suivre, ce député Gigart, l’ancêtre de tous les centristes mous, penchant un coup à droite, un petit coup à gauche. Ces personnages comme d’autres nous accompagnent quasiment toute la soirée et on comprend comme l’attachement au roi allait loin, comment pour le peuple, tuer le père, n’alla pas de soi. Chaque acteur, y compris l’acteur qui fait le roi (la démocratie règne sur le plateau), joue entre deux et dix rôles. La députée noble et téméraire Versan de Faillie (Agnès Berthon) n’aura aucun mal à devenir la sœur du roi, mais elle sera aussi Marie Sotto, une femme du comité de district. Etc. Et, à côté, la cohorte des anonymes (de vingt à trente) que Pommerat appelle « les forces vives » qui, réparties dans la salle, les travées, approuvent, réprouvent, crient, huent.
Le corps et surtout les oreilles des spectateurs n’en sortent pas indemnes. On n’est pas au spectacle : on est dedans, l’assemblée (où beaucoup de députés ne prirent pas la parole), c’est nous, il nous arrive d’être pris au jeu, de penser, voir de dire « mais tu vas la fermer ta grande gueule ! ». Pommerat joue avec les lumières de la salle, les maintenant allumées à l’heure de ces assemblées. Replongeant la salle dans le noir à l’heure des scènes plus intimes.
Le spectacle suit la chronologie des faits. Depuis les assemblées de notables dans les provinces en 1787 jusqu’aux lendemains de la nuit du 4 août 1789 en passant par les élections pour les Etats généraux et surtout la tenue de ces derniers dans ses trois assemblées : Noblesse, Eglise, Tiers-Etat. Le spectacle se concentre logiquement sur celle du Tiers-Etat, la plus représentative de la population (98%), la moins aguerrie à l’exercice mais la plus déterminée à réunir les trois chambres en une, à former une assemblée nationale, à rédiger une constitution. L’Assemblée générale, l’AG, la réunion constituent la matrice du spectacle. Ça gueule, ça s’invective, ça se coupe la parole, c’est inaudible, les tripes sont sur la table, les cœurs écorchés, les poings toujours prêts à en découdre. La Révolution est un gigantesque boxon. Une méga tchatche. Une tribune de tous les possibles. La parole est libre comme elle ne l’avait jamais été, on s’enivre de mots, on se saoule de discours, de gueulantes.
Heurts et rumeurs du hors-champ
Ce spectacle ne s’adresse pas aux historiens qui pourront sans doute ergoter sur des points oubliés, négligés, tordus. Par exemple, la sous-représentation de l’Eglise, laquelle, comme la Noblesse et le Tiers-Etat, ne parlait pas d’une seule voix. Le propos de Pommerat n’est pas d’être fidèle à la lettre des faits mais à leur esprit, à leur humeur, à leur ambiance, à cette façon d’accoucher aux forceps un apprentissage de la discussion que l’on voit faire des pas de géants en quelques mois et de mettre en branle les questions cruciales (aujourd’hui encore) qui y sont débattus et dont l’actualité présente ou récente nous saute au visage. La liste est longue de la réforme du système fiscal au nombre « de chômeurs, de pauvres, de nécessiteux qui errent dans les rues ». Ce qui compte ici, ce n’est pas l’Histoire telle que la postérité l’a ordonnée, mais son surgissement anarchique où les faits se mêlent aux rumeurs, les écrits aux impros.
Le spectacle joue avec force le jeu du hors-champ, particulièrement dans la partie centrale du spectacle (entre les deux courts entractes) où les députés du Tiers-Etat bossent dur sur la constitution, sur la question d’un préambule qui porterait sur les droits de l’Homme, tandis que Paris se révolte, et qu’autour de la capitale on annonce des rassemblements de troupes. Au fil des jours, les sons off s’amplifient. Autre moment étonnant, la nuit du 4 août est vue depuis l’appartement du roi. Dans un ballet d’entrées et de sorties, on annonce les décisions qui viennent d’être prises là-bas, toutes plus renversantes que les autres, dans une accélération exaltée, devant un roi bouche bée, comme à la masse, hors-jeu, comme si la fuite (Varennes, deux ans plus tard) commençait là.
On comprendra, pour finir, que ce spectacle est une révolution que Pommerat opère sur lui-même. Finis les cadres léchés, les noirs travaillés, les voix métalliques ou chuchotées via des micros hf. Fini le glacis distancé. Joël Pommerat rompt avec une manière qui a fait le succès de ses spectacles, et dont il avait exploré toutes les facettes. Il casse son joujou, déjoue les attentes. Lui aussi fait sa Révolution.
Ça ira (1) fin de Louis, du mar au sam à 19h30, dim 15h30, jusqu’au 29 nov.
Puis tournée à Cergy-Pontoise, Le Havre, Villeurbanne, Chambéry, Marne-La-Vallée, Sao Paulo, Ottawa, Luxembourg, Mulhouse, Lille, Grenoble...