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Billet de blog 6 décembre 2021

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Euphrosinia Kersnovskaïa, simplement obstinée

De la Bessarabie de l’exil aux mines de Norilsk, de la prison aux camps du Goulag, Euphrosinia Kersnovskaïa a raconté et dessiné sa vie de proscrite et d’errante. Un regard précis et impitoyable sur l’Union soviétique des années 40 aux années 60. Une œuvre unique, saisissante.

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Illustration 1
Frosia par elle-même, seule dans la taÎga fuyant l'arrivée d'un véhicule © Euphrosia Kersnovskaïa

C’est une œuvre effectivement unique que celle d’Euphrosinia Kersnovskaïa  (1908-1994) : un seul livre, celui de tout une vie, la sienne dans l'empire soviétique, , écrite et dessinée à la main. A chaque texte calligraphié racontant le plus souvent chronologiquement une multitude de saynètes vécues, en regard ou entrelacé son illustration par un dessin rehaussé de couleurs croquant la scène. Sa prose n’est pas celle d’un Grossman ou d’un Chalamov, ses personnages et ses paysages ne sont pas ceux d’un Sérov ou d’un Levitan, mais, l’ensemble est unique et bouleversant.

La vie d’Euphrosinia traverse les strates sombres de la Russie du XXe. La relégation, l’errance, la prison, les camps de travail, la faim omniprésente, la mort jamais très loin. Des dénonciations mais aussi des paysages consolateurs et des brèves rencontres parfois heureuses qui évitent à Euphrosinia, optimiste née, de désespérer de tout et de poursuive sa route envers et contre tout.

Ce livre auquel l’autrice n’avait pas donné de titre, est paru en russe et en allemand en 1991 sous le titre Peintures rupestres, puis trois ans plus tard en français (chez Plon) sous le titre Coupable de rien dans une traduction de Sophie Benech. Et de nouveau en russe sous l’intitulé Que vaut un être humain ? en 2006, et dix ans plus tard, toujours en russe, sous le titre cureton et sentencieux La Vérité en tant que lumière. Le voici de retour en français, augmenté, et dans un beau format, sous le titre parfait Envers et contre tout, sous-titré Chronique illustrée de ma vie au Goulag , un volume coédité par Christian Bourgois et Interférences la maison d’édition fondée et dirigée par Sophie Benech.

« Pas un scénariste, même le plus inventif ne saurait imaginer une vie comme celle qui fut le lot d'Euphrosinia Kersnovskaïa » écrit l’écrivaine Ludmilia Outlitskaïa dans son avant-propos. Et l’historien Nicolas Werth commence sa préface par ces mots : « Le livre que j’ai honneur de préfacer occupe une place singulière parmi les nombreux témoignages d’anciens détenus du Goulag ».

Issue d’une famille lettrée d’Odessa qui s‘est réfugiée en Bessarabie après la Révolution d’octobre et le début de la chasse aux Koulaks, l’étau se referme lorsque l’Union soviétique annexe la Bessarabie en juin 1940. Le père disparaît, Euphrosinia envoie sa mère en Roumanie, elles ne se reverront que dix-huit ans plus tard. C’est dans sa solitude, sa volonté tenace et sa force au travail que le destin d'Euphrosinia se forge et résistera à tout. La voici arrêtée par le KGB. Elle monte dans un camion puis dans un train de détenus où toute pudeur est forcément abolie. Des  êtres réduits à l'état de bêtes que l'on emmène vers l’est sibérien,. « On nous donnait à manger de plus en plus rarement, et la nourriture était de plus en plus infecte. Parfois, nous avions l’impression que l’on nous avait purement et simplement oubliés, et qu’eux-mêmes  ne savaient pas où ils nous conduisaient, ni pourquoi. »

Voici celle que l’on appelle par son diminutif, Frosia, dans la taïga assignée à la coupe du bois et à en remplir les drastiques normes de production. Engoncée dans ses vêtements, dure à la tâche, le plus souvent Frosia se dessine (vêtements, démarche, visage) de telle façon qu’elle semble être un homme. Épuisée, malade, un cadre s’acharne sur elle. Elle finit par fuir, seule. « Devant moi la taïga, et sans doute la mort. Derrière aussi, la mort. Une mort d’esclave, une mort d’homme libre. Mon choix était fait ».

De février à août 1942, elle erre dans la taïga. Avec ses brouillards glacés, ses bourrasques. L’hiver est rude, ponctué de visions, de rencontres heureuses et d’autres terrifiantes comme celle de ces vieillards décharnés : « Dante dans son Enfer, n’était pas allé jusque là » écrit-elle.

Elle va vers le Sud, fuit les routes, évite les villages. Elle arrive devant le kolkhoze « La voie de Lénine », on l’arrête, on la relâche. « Mes vagabondages ont duré cinq mois. J’ai fait peu de rencontres et toutes ont été très brèves ». Dans un village, une « fillette chétive » lui demande ses papiers, elle n’en pas. La fillette la conduit au soviet de village. La voici en prison. Au bout, une condamnation à mort. On lui propose, comme c’est la règle, de faire appel. Elle refuse en écrivant sur le formulaire et en français  : «  Roi ne puis, Prince ne daigne , Rohan suis » ( devise des Rohan). Finalement, sans qu’elle l’ai demandée, sa peine est commuée en « dix ans de camp de redressement par le travail ».

Illustration 2
Frosia à l'infirmerie transportant un quasi moribond © Euphrosia Kersnovskaïa

La voici au Goulag. Ce sont les pages les plus terribles, où le corps de la femme vit toutes les humiliations, où la faim est constante, où la mort rôde. Un temps, elle est affectée à l’infirmerie du camp pour ses maigres connaissances médicales, puis elle travaille à la morgue et pour finir, dans une mine à Norilsk.

Elle sera libérée sur le papier en août 52. Mais on ne la laisse pas partir. Un général, sensible à son talent pour le dessin, fera en sorte qu’elle soit définitivement libre. Où aller avec ses maigres revenus de prisonnière travailleuse? Elle retourne à la mine . Tardivement, elle finira par retrouver sa mère. Cette dernière, avant de mourir, lui fait promettre de raconter son histoire. Ce qu’elle fera des années durant. « Maman ! Ma tendre vieille maman ! J’ai exaucé ton souhait.Tout ce qui est écrit ici est la vérité. Et la vérité est éternelle. Mais cette vérité est parfois terrible »

Envers et contre tout, textes, dessins et peintures Euphrosinia Kersnovskaïa, traduction Sophie Benech, Éditions Bourgois-Interférences, 624p, 29,90€

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