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Billet de blog 7 mars 2024

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Lettre à Marion Scali à propos des « Cavalières »

Nouveau et merveilleux spectacle des Merveilleuses, la compagnie dirigée par Isabelle Lafon. Quatre femmes entre elles, quatre actrices qui ne quittent pas le plateau, et un enfant absent et omniprésent. Comme le titre l‘indique, ces cavalières parlent souvent cheval.

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Illustration 1
Les quatre "Cavallères" © Laurent Schneegans

Marion Scali était une amie, arrivée à Libération au temps où j’y travaillais, je ne sais plus quand ni comment. M’avait-elle écrit une lettre ? On avait travaillé ensemble quelques années durant, je me souviens d’un portrait magnifique publié en ouverture des pages culture un été, un portait d’Alain Crombecque, très beau, la photo le montrait chevauchant son Solex. Je me souviens de beaucoup d’autres choses. Mais si j’ai pensé si fort à elle, à toi, en découvrant Les cavalières, c’est parce que Marion, tu aimais passionnément les chevaux. Tu avais écrit des tas d’articles dans des journaux équestres, tu aimais monter à cheval tôt le matin, je me souviens du jour où je t’avais parlé -moi qui suis nul en canassons- du cimetière des chevaux que l’on pouvait voir à Saint Pétersbourg et où avaient été enterrés des chevaux célèbres. Outre le théâtre, l’aventure et l’amitié, le cheval était l’une de tes passions. Malade, te sachant plus ou moins condamnée, tu t’étais retirée dans le Perche entourée de chevaux.

Marion, chère Marion, tu aurais adoré Les cavalières, le nouveau spectacle d’Isabelle Lafon qu’elle présente dans son écurie parisienne préférée, le Théâtre de la Colline. Non plus dans la petite salle du haut comme ses précédents spectacles, mais dans la grande salle du bas. Il faut de l’espace pour que les actrices galopent sans jamais, au grand jamais imiter le galop des chevaux, ni même le moindre hennissement. C’est un spectacle ni fait ni à faire puisqu’il se défait tout le temps en se faisant (c’est là une marque de fabrique de l’écurie Lafon). Marion tu aurais adoré cet art de l’indécision, du chassé-croisé, toi qui parfois lançais des jugements péremptoires que tu oubliais aussitôt. Et comme c’est un spectacle où les lettres que l’on envoie et que l’on reçoit ont la dragée haute puisqu’elles pimentent le spectacle autant qu’elles le structurent, j’en profite pour t’en écrire une, une lettre que tu ne liras pas, mais sait-on jamais où parviennent les missives que l’on envoie, car on en envoie encore par la poste ou plutôt on les glisse sous la porte comme c’est souvent le cas dans Les cavalières .

Volontiers cavalière (Lafon joue sur tous les glissements), la metteure en scène (elle déteste ce terme) qui a fondé et anime la compagnie Les merveilleuses met en exergue du spectacle une phrase de Duras (tu adorais Duras, je me souviens qu’on chérissait tous les deux Le ravissement de Lol V Stein) que voici : « L’histoire de ma vie, de votre vie, elle n‘existe pas, ou bien alors il s’agit de lexicologie. Le roman de ma vie, de nos vie, oui mais pas l’histoire. C’est dans la reprise des temps par l’imaginaire que le souffle est rendu à la vie ». Beau, non ? Je suis sûr que tu aurais cité cette phrase dans ton article, la vie comme un roman, ça te connaissait.

Donc, c’est l’histoire de quatre femmes : Denise (Isabelle Lafon), Saskia (Johanna Korthas Altes), Nora (Karyll Elgrichi) et Jeanne (Sarah Brannens). Isabelle (qui signe la conception et la mise en scène) joue toujours avec Johanna depuis le mythique Deux ampoules sur cinq et même avant, souvent avec Karyll et, pour la première fois, avec Sarah. Elles font la paire allais-je écrire, elles font la paire à quatre, il y a dans ce spectacle d’Isabelle Lafon un art de la complicité qui atteint, entre ces quatre femmes, des sommets d‘amicalité.

Donc, Denise avait une amie Jacqueline qui comme toi Marion, savait ses jours comptés. Avant de prendre congé, elle avait confié à Denise sa petite fille Madeleine, une gamine (que l’on ne voit pas mais dont on parle souvent) comme on dit et comme on ne devrait pas dire « handicapée » (Denise ne supporte pas ce mot). Denise qui s’occupe à plein temps de chevaux -« de 5h30 à à 22h » précise-t-elle- et précisément de chevaux de course (des trotteurs) vit dans un grand appartement avec Madeleine devenue comme sa fille. Elle passe donc une petite annonce pour que trois femmes la rejoignent, chacune ayant son propre espace, et qu’elles s’occupent avec elle de Madeleine. C’est énoncé ainsi : « 1 – Avoir un rapport au cheval. 2 – S’occuper de sa fille Madeleine. 3 – Habiter dans un appartement presque vide et y venir sans meuble ».

La danoise Saskia (Johanna) n’a pas besoin de lire l’annonce, elle connaît bien Denise (comme Johanna connaît bien Isabelle), elle est partante, Denise et elle sont « de vieilles amies ou plutôt des amies vieilles » comme elle dit en s’amusant de la place des adjectifs dans la langue française qui change le sens selon qu’il est placé avant ou après le nom.

Saskia est « ingénieure et cavalière », spécialisée « dans le ciment » , elle répond à Denise dans la brume de Copenhague, la proposition lui convient on ne peut mieux. Dans la lettre envoyée par Denise, elle a lu: « Quand la vie est là, il faut l’attraper » et dessous, la signature en forme de cheval. La phrase vaut pour tous les spectacles d’Isabelle Lafon : « quand le théâtre est là, il faut l’attraper », c’est ce que font tous les spectacles vibrants des Merveilleuses (la compagnie d’Isabelle), faits d’apparitions, de furtifs saisissements, de cascades d’ inachevés où la nécessité de l’instant compte bien plus que l’histoire (souvent trouée) racontée avec des pointillés, même quand le texte est signé par un auteur, une autrice aimés. Et c‘est évidemment le cas pour Les cavalières, toute tentative de résumer et même de raconter un spectacle de madame Lafon est voué à l’échec. Elle accule le critique à l’imaginaire, au pas de côté,  à l’inventif.

Pour Nora (Karyll), la proposition de Denise tombe bien, elle est dans sa vie à un « seuil », à un moment de « transition », elle a laissé son enfant à son mari pour l’instant, elle se pose « beaucoup de questions » sur la façon dont elle a envie de vivre. Quant à Jeanne (Sarah), le cheval a occupé une large place dans sa vie jusqu’à une mauvaise chute, par ailleurs elle était « à la recherche d’un appartement », le fait de vivre avec d’autres femmes l’interroge mais, le fait de s’occuper à plusieurs de Madeleine la convainc d’envoyer sa lettre à Denise.

Les voici réunies, elles entrent dans l’appartement. Sur le plateau du théâtre pour Isabelle, cela veut dire : rien. Pas un mur, pas une porte, pas un guéridon, rien. Hormis, parfois, trois petites chaises ou tabourets pour quatre. Détail qui me rappelle toujours la saillie de Louis Jouvet, alors jeune régisseur chez Dullin. Ce dernier pour mettre en scène La nuit des rois de Shakespeare ne voulait rien. Ni décors, ni accessoires Tout de même, lors d’une répétition, il demande à Jouvet d’apporter un tabouret. Jouvet (qui signait alors Jouvey), s’exécute en maugréant : « les concessions commencent... ». Isabelle Lafon approuve Jouvet : les trois petits tabourets disparaîtront au cours de la soirée.

Nora écrit à un ami et à sa fille, Saskia à son fils, Jeanne écrit son journal et des poèmes, Denise écrit à son « vieux grigou ». Elles décident de se retrouver chaque vendredi soir pour faire le point entre autres sur Madeleine. Et le spectacle avance maintenant de vendredi en vendredi. Il existe des points de désaccord sur la conduite à avoir vis à vis de Madeleine entre les « amies vieilles » même si toutes les deux ont lu et relu Fernand Deligny. Et puis on parle cheval, course, écurie. Denise (Isabelle) aime tout, les jockeys, les lads, le maréchal-ferrant, les propriétaires, les parieurs, « j’aime les nocturnes les lumières quand les camions arrivent, quand on descend les chevaux, Madeleine qui tire le cheval, j’aime le moment de la course (où j’ai peur dans le dernier tournant), j’aime parler au cheval avant de parler au jockey».

A la maison, de chambre à chambre, elles s‘envoient de plus en plus souvent des mots, des lettres qu’elles glissent sous la porte de l’une ou l’autre, et qui prolongent leurs conservations, elles écrivent ce qu’elle n’osent ou ne veulent pas dire. Et puis il y a ce jour où, au champ de courses, elles perdent Madeleine...avant de la retrouver. C’est comme un signe. Celui de la fin de leur cohabitation, la fin des lettres et, pour nous, la fin du spectacle. « On arrête avec les lettres » dit Denise (Isabelle) . Avant de partir, Isabelle (Denise) leur fait écouter une chanson de Maria Tanase, grand chanteuse de la Roumanie des années 50, le pays où elle est née. Les quatre s’éloignent maintenant vers le fond de la scène, disparaissent dans un sublime faisceau de lumière. C’est fini. Marion, chère Marion, c’est aussi la fin de ma lettre. Porte-toi bien. Je m’aperçois de l’incongruité de ces derniers mots. Mais je les maintiens. Sais-t-on jamais. Allez hop, je la poste, et au galop.

Théâtre de la Colline, grande salle, du mer au sam à 20h30, mar 19h30, dim 15h30, jusqu’au 31 mars.

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