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Billet de blog 7 juillet 2016

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Avignon : « Les Damnés » vous saluent bien

Après plus de vingt ans d’absence, la Comédie-Française fait son retour au Festival d’Avignon avec l’un des très grands metteurs en scène européens, Ivo van Hove, qui réinvestit et adapte le scénario de Visconti pour son film « Les Damnés ». Spectacle costaud. Retour gagnant.

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Illustration 1
scène de "Les damnés" © Christophe Renaud de Lage

Devant le mur de la Cour d’honneur du Palais des papes que le metteur en scène Ivo van Hove considère comme un simple mur, mais  fait de vieilles pierres qui en savent long sur l’orgueil et la soif de pouvoir des hommes, est déployé un écran de cinéma.

Le royaume de la sidérurgie

Des images d’archives nous y rafraîchissent brièvement la mémoire : prise de pouvoir d’Hitler par les urnes,  incendie du Reichstag, montée en puissance militaire de l’Allemagne hors des normes dictées par le traité de Versailles, camp de concentration de Dachau…

Et pourtant, d’un bout à l’autre de ces Damnés, spectacle inspiré non par le film de Visconti  mais  à partir de son scénario (écrit par Luchino Visconti, Nicola Badalucco et Enrico Medioli), on ne verra aucune croix gammée. Aucun signe ostensible du nazisme, aucun décorum habituel. Pas même  le bras tendu, bien peu présent dans le spectacle, alors que l’on en voit des milliers actuellement dans les grands stades de foot, pour d’autres raisons, ce qui n’empêche pas un certain effroi.   

Ce n’est pas  « la montée du nazisme » qui est au premier plan dans ces Damnés, c’est la lutte  pour le pouvoir au sein d’une grande famille  dont le royaume est la sidérurgie allemande, industrie cruciale en temps de guerre, et la manipulation, la collusion de cette famille par le pouvoir en place, par les luttes au sein même de ce pouvoir (par exemple, entre  les SA  kakis et les noirs  SS) où la vieille famille bourgeoise a également ses représentants. Un parti pris affirmé, justifié et implacablement tenu.

Un redoutable commando

Tous les spectacles d’Ivo van Hove partent d’une, deux, trois idées-intuitions fortes dont la traduction est à la fois dramaturgique et scénique. C’est le fruit commun d’un commando redoutable d’efficacité qui accompagne Ivo van Hove dans ses créations : Jan Versweyveld (scénographie et lumière), Tal Yanden  (vidéo), Eric Steichim (musique et concept sonore). La force visuelle, les grandes options rythmiques du spectacle, c’est à ce travail d’équipe qu’on les doit.

Tandis que le côté gauche est réservé aux chambres à coucher (où l’on s’habille pour les soirées, où  l’on séduit, etc.), sur le côté droit du plateau sont alignés des cercueils vides. Ils attendent un à un les membres de la famille  qui va être broyée, à commencer par le patriarche , le baron Joachim Von Essenbeck (Didier Sandre, martial et mélancolique, ses yeux clairs et vitreux  savent qu’ils appartiennent au passé) assassiné (balle dans la tête)  par l’un des hauts placés de ses aciéries, l’ambitieux Friedrich Bruckmann (Guillaume Gallienne, impressionnant, avec une barbichette de traître empruntée à Iago) finissant dans le dernier des cercueils avec son amante, la non moins ambitieuse baronne Sophie Von Essenbeck (Elsa Lepoivre, phénoménale de beauté, de force, d’impudeur et de séduction).

Entre-temps auront pris place dans les autres boîtes, Konstantin Von Essenbeck qui n’a pas compris le sens de l’histoire dans et hors l’entreprise familiale (Denis Podalydès, très à l’aise en buveur de bière  nu) et le plus lucide mais aussi le plus désespérée de tous, Herbert Thallman (Loïc Corbery, sobrement bouleversant) dont la femme Elisabeth (Adeline d’Hermy, très juste jusque dans ses larmes), la « petite juive », a été envoyée à Dachau et qui se livre à la Gestapo pour sauver ses enfants.

Le rituel de la mise en bière

Illustration 2
scène de "Les damnés" © Christophe Renaud de Lage

Ces mises en  bière sont l’objet d’un rituel qui se reproduit autant de fois. Tout le monde se met en place face au public (c’est aussi ainsi que le spectacle commence et  qu’il se finira), chaque mort va vers son cercueil suivi de six hommes en noir, il s’y allonge, le couvercle est fermé. Tandis qu’il proteste par-delà la mort, le spectacle continue. Tout cela est accompagné d’un rituel de filmage vidéo et d’une partition sonore. Tout avance de front.  Ce n’est pas sans rappeler l’un des magnifiques spectacles d’Ivo van Hove que l’on a pu voir il n’y a pas longtemps, Kings of war (lire ici). Cette fois, ce ne sont pas les rois qui se succèdent mais une famille et ses alliés qui se (et qu’on) rétrécit. Comme on le constate à chaque retour du rituel au personnel de plus en  en plus clairsemé.

Qui sont ceux qui  restent ? Ceux qui ne voulaient pas le pouvoir, qui n’avaient pas d’ambition politique mais qui finiront dans les bras  exacerbés de fierté nationaliste, consentants, influencés. Ainsi Martin Von Essenbeck  qui bien que possédant 51% de l’entreprise de son grand-père s’en désintéressera longtemps, se laissera manipuler jusqu’à, in fine, exercer son pouvoir par  haine de sa mère.  Il s’offre aux nazis et leur offre ses usines (Christophe Montenez, seule figure viscontienne, coachée par Pasolini). Il en ira de même de son cousin Günther Von Essenbeck, lui  par vengeance  (Clément  Hervieu-Léger, parfait dans le mystère que l’évolution de son personnage suscite). Reste au-dessus, le grand manipulateur, l’homme de l’ombre, le discret tireur de ficelles  au service du régime, Von Aschenbach, le cousin de la baronne Sophie (Eric Génovèse, au léger sourire assassin, au calme diabolique).

« La noirceur de l’âme humaine »

On aurait pu craindre que l’usage de la vidéo fasse trop penser au film de Visconti (même si on ne l’a plus revu depuis longtemps), il n’en est rien. Cependant cet usage s’avère parfois excessif et inutile, il  ne fait pas assez confiance à la force des acteurs de la  Comédie Française laquelle, de Vassiliev à Ivo van Hove, se grandit avec les plus grands. En revanche, cet usage apparaît on ne peut plus  pertinent et inventif pour des scènes de groupe (type bacchanale des SA suivie de leur massacre par les SS) où le cinéma laisse habituellement le théâtre paralysé dans les starting blocks.

Ainsi le rituel avignonnais du « grand spectacle d’ouverture dans la Cour d’honneur » aura-t-il été accompli par un spectacle bien balancé, rythmé de rituels, une machine qui tourne sans à-coups et sans faiblesse. On aurait aimé un spectacle au sujet plus incisif, moins patrimoine, moins rouleau compresseur si je puis dire. Il faudra revoir ce riche spectacle à la Comédie-Française, où les dimensions de la salle Richelieu, vont conduire à réinventer la scénographie du spectacle. La bande à  Ivo van Hove sait faire. Et, dans la salle parisienne, on aura le plaisir de voir les acteurs  de plus près,  et espérons-le, dépourvus de ces micros HF qui leur balafrent le visage quand ils sont filmés en gros plan.

Dans un texte qui ouvre un ouvrage universitaire qui vient de lui être consacré, Ivo van Hove écrit : « Au musée, au théâtre, au cinéma, j’aime être plongé dans le chaos. Je veux ressentir du désarroi, avoir peur, trouver de l’espoir. L’art peut surprendre, il est dangereux à condition de constituer une zone de liberté. L’artiste doit nous transporter et nous choquer en nous donnant à voir la noirceur de l’âme humaine. » Mission accomplie.

Festival d’Avignon, Cour d’honneur du Palais des papes, jusqu’au 16 juillet à 22h, sf le 14 à 23h, relâche le 10. Puis à la Comédie Française, salle Richelieu, du 24 sept au 13 janvier 2017.

Ivo van Hove, la fureur de créer, ouvrage collectif sous la direction de Frédéric Maurin, éditions les Solitaires intempestifs, 204 p., 17€.

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