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Billet de blog 7 juillet 2023

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Qui étaient Juan Luis Martinez ?

Avignon off. A un accent près, les deux s’appellent Juan Luis Martinez. L’un est connu comme poète chilien, l’autre, journaliste suisse et poète à ses heures a fait l’essentiel de sa carrière dans l’humanitaire. Les deux traversent « Tous les poètes habitent à Valparaiso » le nouveau spectacle de Dorian Rossel et il faut lire « Le nouveau roman » exquis de Martinez traduit de l’espagnol

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C’est une histoire abracadabrantesque que l’on croirait inventée de toute pièce, c’est une découverte étonnante due à un chercheur américain, c’est un fait littéraire qui a sa place à côté du faux-vrai poème retrouvé de Rimbaud et autres bombes littéraires, c’est enfin un spectacle qui mêle tout cela et bien d’autres choses écrit par Carine Corajoud, conçu et mis en scène par Dorian Rossel et joué fort bien par Fabien Coquil, Karim Kadjar et Aurélia Thierrée.

Mais ce n’est pas tout. Le spectacle a été créé en Suisse alors que paraissait à Paris en traduction française et en (presque) fac-similé de l’édition originale publiée aux Ediciones Archivo au Chili, Le nouveau roman (la Nueva novela) de Juan Luis Martinez aux éditions MF.

Après sa création en Suisse, sa venue sous une forme légère au Festival des bars du XIIe arrondissement de Paris que dirige Anaïs Héluin, le spectacle Tous les poètes habitent à Valparaiso, plein de délicieuses et surprenantes facéties, s’installe dans le off avignonnais au bien nommé Théâtre Transversal.

Par où commencer ? Qui connaît le catalan Juan Luis Martinez venu en Suisse à l’âge de quatre ans et, après quelques velléités poétiques, a fait l’essentiel de sa carrière comme journaliste d’abord puis comme délégué du CICR ? Personne ou presque, jusqu’à la révélation de cette histoire. Qui connaît le poète chilien Juan Luis Martinez ? Tous les chiliens et, à tout le moins, les traducteurs de son Nouveau roman, Pedro Araya Riquelme, Guillaume Contré, Bastien Gallet, Viviane Méndez Moya et Aurélien Talbot, certains comptant parmi les maîtres d’œuvre des éditions MF.

En 1988, le poème « Qui je suis » attribué au chilien et ses vers « Y non cerraré los ojos, ni los bajaré » ( et je ne fermerai pas les yeux , ni ne les baisserai) deviennent un hymne de la jeunesse anti-Pinochet. Ses vers ou ceux d’un autre ?

Cherchez l’erreur, non, cherchez le prof. Il s’appelle Scott Weintraub, est américain, spécialiste de la poésie sud-américaine et connaît bien la poésie de Martinez. Quelque chose l’intrigue : les vers devenus slogan ne ressemblent pas au style, même multiple, du poète chilien, juge-t-il. Donc, il enquête. C’est plein de méandres, mais résumons d’une phrase : c’est, semble-t-il, à la faveur d’une réédition de Le silence et sa brisure, recueil de poèmes du Martinez suisse que l’américain comprendra l’emprunt fait par le Martinez chilien à son quasi homonyme (seul un accent les sépare). Ce qui ne surprendra pas les lecteurs de Nouveau roman comme on le verra.

A cette histoire, fausse autant que vraie, racontée dans un article du Temps, l’équipe du spectacle ajoute son grain qui en manque pas de sel. Mais n’en disons rien. C’est délicieusement drôle, intriguant comme il se doit pour une intrigue intercontinentale, quant au jeu du faux-vrai, les poètes et les gens de théâtre en connaissent un rayon.

Bref, on va de surprise en surprise, on jubile.

Dans le dossier de presse, Rossel cite un entretien de Juan Luis Martinez avec Félix Guattari : « Je m’intéresse avant tout à la dissolution absolue de la paternité, à l’anonymat, et l’idéal, si je puis me permettre d’employer un tel mot, serait de faire un travail, une œuvre, dans laquelle aucune ligne ou presque ne serait de moi, un long travail d’articulation et de connexion. » Vraie ou fausse ou fausse-vraie citation ?

Félix Guattari avait rencontré Martinez au Chili en 1991 et un entretien était effectivement paru dans une revue chilienne. On croise Guattari dans Le nouveau roman comme on y côtoie Lewis Carroll, Gérard de Nerval, Arthur Rimbaud, Eugène Ionesco, Samuel Beckett, Maurice Blanchot, René Crevel et bien d’autres, de William Reich à José Lezama Lima. Le nouveau roman de Juan Luis Martinez avait connu une première édition à compte d’auteur en 1977. Puis d’autres, posthumes.

Dédié à Roger Caillois, ce livre est beau comme un palimpseste. « Presque tout est collage, textuel et graphique dans Le nouveau roman, dit l’un de ses traducteurs. A tel point qu’il est parfois difficile de faire la part de ce qui est cité et de ce qui est de sa main et de quelle main il s’agit car l’auteur est pluriel ». On ne s’étonnera pas de sa proximité avec Jean Tardieu, ce jongleur de mots, et des nombreux emprunts faits à ses textes. Tout lecteur de Nouveau roman est forcément un joueur. D’autant que le livre, plein de surprises graphiques, est un drôle d’objet que l’on peut lire dans tous les sens, par tous les bouts et ouvrir m’importe où.

Le livre s’ouvre par des « Réponses à des problèmes posés par Jean Tardieu », la réponse consistant souvent à traduire en espagnol les mots de Tardieu et parfois à en inverser l’ordre. Juan Luis Martinez interpelle son collègue français dans une seconde partie  : « Tardieu, supposez que l’ESPACE et le TEMPS sont les deux verres d’une paire de lunettes. QUE SE PASSE-T-IL SI VOUS COUVREZ OU FERMEZ UN ŒIL ? ». Ou bien via ce petit traité de parapsychologie : « Tardieu, vous avez été un chat et vous avez eu une maîtresse. VOUS VOUS AIMIEZ BEAUCOUP. CENT ANS ONT PASSE DEPUIS CETTE DERNIÈRE VIE. Maintenant vous êtes la maîtresse et c’est elle votre chat. COMMENT FAITES-VOUS POUR VOUS RECONNAÎTRE ? »

Troisième partie des réjouissances « Devoirs d’arithmétique ». Par exemple : si l’on multiplie 4 tigres du Bengale par 8 serpents à sonnettes, qu’obtient on ? Les 32 dents de l’Homo Sapiens, bien sûr. Suivront « l ‘espace et le temps », « la zoologie », « la littérature » (je vous recommande « la page blanche » ou « les méditations sur René Magritte » dédiées à Michel Foucault) et enfin septième et dernière partie «  le désordre des sens » avant « un épigraphe pour un livre condamné : (la politique) ».

Glissé dans le livre, un épais appendice où les traducteurs signent plusieurs approches précises et savantes de cette « œuvre singulière » et ils sourcent les citations et les images de ce bel ouvrage dont tout, jusqu’aux rabats et à la quatrième de couverture, est un délice.

Tous les poètes habitent à Valparaiso, Avignon Off, Théâtre transversal, 11h, du 7 au 25 juillet (sf mercredi)

Le nouveau roman par Juan Luis Martinez, édition en (presque) fac-similé traduit de l’espagnol (Chili) par Pedro Araya Riquelme, Guillaume Contré, Bastien Gallet, Viviana Méendez Moya et Aurélien Talbot. Editions MF, 35 €.

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