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Billet de blog 7 décembre 2016

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Jessica Dalle est affamée de Witkiewicz

Jeune pousse dans les jardins de la mise en scène, Jessica Dalle a découvert l’œuvre de Stanislaw Witkiewicz au Conservatoire Nationa Supérieur d'Art Dramatiquel. Comme d’illustres aînés, cet auteur polonais iconoclaste a su lui mettre le pied à l’étrier.

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Illustration 1
Scène de "Walpurg-Tragédie" © 

Il est rare et réjouissant de voir une nouvelle venue dans la mise en scène s’intéresser à l’auteur polonais Stanislaw Ignacy Witkiewicz. C’est ce que fait Jessica Dalle, à peine sortie du Conservatoire (le CNSAD) dans Walpurg-Tragédie en mixant Le Fou et la Nonne et La Mère, deux pièces où, comme toujours, l’auteur explore furieusement l’existence humaine jusque dans ses ressacs les plus tordus et les plus fantasques tout en se regardant dans le miroir et en tirant la langue.

La vigueur de Witkacy

Witkacy, c’est ainsi que l’appellent tous les Polonais, est un artiste total. Il fut photographe, innombrables sont ses autoportraits où on le voit se mettre en scène avec jubilation. Il fut un peintre de mouvance surréaliste et plus encore un dessinateur au coup de crayon ultra rapide, créateur d’une « firme » artistico-commerciale où il réalisait des portraits sur commande dont le prix variait selon le temps de pose, des portraits qui entendaient cerner plus le psychisme du modèle (souvent des amis) que son physique. Record à battre, il réalisa ainsi 77 portraits de Nena Stachurska. Comme le fera plus tard Henri Michaux, il réalisa également une série de dessins sous différentes drogues. Après le suicide de sa première fiancée, il partit à l’autre bout du monde comme dessinateur avec son ami l’anthropologue, ethnologue et explorateur Bronislaw Malinowski. Sa vie fut aussi à elle toute seule un roman, comme en témoignent ses amis qui racontent les dimanches et les soirées passés avec lui. Parmi eux figurait Bruno Schulz (il croisa également Gombrowicz mais le courant ne passa pas).

Les romans (épais, foisonnants comme L’Inassouvissement) et le théâtre s’ajoutent à cette panoplie bien garnie en fortifiant sa postérité. Au théâtre qu’il jugeait en retard sur les autres arts, Witkacy cherchait ce qu’il nomme « la Forme pure » et que l’on peut comparer à ce que cherchait Antonin Artaud à la même époque, celle de l’entre-deux-guerres. Il écrivit beaucoup de pièces qui ne seront traduites en français que bien plus tard, longtemps après sa mort : il se suicide en 1939 quand il apprend l’entrée des forces allemandes et russes sur le territoire polonais.

L’entendement affectif

Traduit en français dans les années 60 par le Belge Alain Van Crugten puis par d’autres, son théâtre allait intéresser des metteurs en scène curieux comme Claude Régy (La Mère avec Madeleine Renaud), Philippe Adrien (La Poule d’eau) ou Alain Ollivier (La Métaphysique d’un veau à deux têtes) . Des metteurs en scène polonais prestigieux comme Tadeusz Kantor et Krystian Lupa ont fait leur apprentissage et trouvé leur voie à travers des pièces de Witkacy. Le Petit Manoir, La Pieuvre et La Poule d’eau pour Kantor ; Les Pragmatiques, Mathias Korbowa et Bellatrix pour Lupa.

« Le théâtre a pour tâche selon nous d’introduire précisément le spectateur dans un état exceptionnel qui ne peut être atteint aussi facilement dans l’écoulement du jour quotidien dans sa forme pure, un état d’entendement affectif du Mystère de l’Existence », écrit Stanislaw Witkiewicz (Introduction à la théorie de la Forme pure au théâtre). C’est exactement à cela que parvient Jessica Dalle dans son spectacle. Avec un espace instable à plusieurs niveaux, un écran non conventionnel au fond (vidéo Violette Stehli), une partition musicale live (Thomas Dalle), des lumières cassées (Jean-Marc François) et des acteurs (Jean-Baptiste Tur, Bernadette Le Saché et Edith Proust) qui ont foi dans l’aventure. Il n’est pas sûr que le montage entre les deux textes soit toujours judicieux, mais l’essentiel est là : à travers ce portrait en creux de l’auteur via ses fantasmes, Jessica Dalle installe un climax proprement witkacien.

Théâtre de la Cité internationale, lundi, mardi et vendredi à 20h30, jeudi et samedi à 19h30, dimanche à 16h30, jusqu’au 13 décembre.

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