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Sportif, tonique, ludique, exquis, dément, désarmant, décoiffant, haletant, poilant, drôle à pleurer, coquin, corrosif, 100 % actif, beau comme une course de cent mètres à fond la caisse avec ou sans les haies, inoubliable comme un bain de nuit à pas d’heure avec l’être aimé, invraisemblable comme l’étonnement d’être au monde, faussement bordélique comme ma bibliothèque, solaire, scotchant, débordant de tout et d’abord d’amour, de vie, de jeu, de corps, de rires et larmes inextricablement mêlés, c’est cela Grande.
Une imagination dévastatrice
Un spectacle indescriptible, et c’est tant mieux. Non casable et c’est formidable. Bons signes, ces mots-sémaphores (indescriptible, non casable, non résumable) que l’on croise au coin des aventures dont ce blog aime à se délecter : hors normes, popu-pointues, le cœur à vif, le corps à nu, la tête têtue, chercheuse d’or, de « formes nouvelles » qui n’ont pas la mémoire courte.
Grande, c’est une fille et un garçon, Vimala Pons et Tsirihaka Harrivel. Ils viennent du cirque, cette école du tout faire (ils se sont connus au Centre national du cirque), de la musique, du théâtre (elle a fait le Conservatoire national supérieur d’Art dramatique), du sport et de loin (elle est née en Inde, lui à Tananarive). Ils n’ont plus vingt ans, pas encore trente-cinq, pas de temps à perdre et déjà beaucoup de souvenirs en magasin. Alors ils foncent, ruent dans les bras, les brancards, pètent le feu, la joie de vivre, leur imagination sans bornes est un champ de bataille dévastateur.
On avait fait leur connaissance il y a trois ans au Monfort dans la bande des quatre qui signait De nos jours (notes on the circus) (lire ici), le premier et le seul de la compagnie Mosjoukine qui s’est dissoute après une longue tournée et un bouche-à-oreille phénoménal. Entre-temps, chacun a poursuivi sa route, Vimala Pons est allée voir du côté du cinéma (La Loi de la jungle d’Antonin Peretjatko, etc.) où elle n’est pas passée inaperçue. Ils étaient quatre, deux se retrouvent donc au CentQuatre (dont ils sont artistes associés) dans Grande. Si vous avez aimé De nos jours (notes on the circus), vous adorerez Grande.
L’urgence du dire et du faire
On y retrouve le goût de l’inventaire du précédent spectacle, des listes de choses à faire, à défaire, du tricotage entre le domestique et l’artistique (ce qui nous vaut de voir un escabeau ou une machine à laver dans des positions inédites), l’enfance et la science (ce qui nous vaut une réinvention du toboggan et des rêveries de grutier). Vimala Pons a toujours l’envie de poser le monde entier en équilibre sur sa tête, elle aime toujours s’habiller comme l’as de pique et le roi de cœur pour mieux se déshabiller. Elle adore aussi cracher des mots en changeant de langue de bois et d’humeur (affectée, rageuse, mielleuse, peureuse, etc.) toutes des deux ou trois secondes, en tutoyant le public. Interface de cette femme explosive bordée d’humour et excessive en tout, Tsirihaka Harrivel offre l’opportun contre-feu d’un être plus intérieur, plus en biais et plus porté sur la musique, les suspensions et les muettes glissades. Ils font admirablement la paire, leur complémentarité, leur complicité et le regard impitoyable et tendre qu’ils portent sur le monde en jonglant avec les objets domestiques de tout un chacun sont les atouts maîtres de Grande.
La vitesse, l’urgence du dire et du faire en constituent la base rythmique. Ils ne marchent pas, ils courent. Comme si c’était le dernier spectacle avant la fin (de leur jeunesse, de leur histoire, du monde), comme si c’était le dernier sprint rieur avant la catastrophe. Quelle catastrophe ? L’arrivée au pouvoir de Marine Le Pen (on lui plante en pleine tête des couteaux comme dans un spectacle de foire) ? L’arrivée de la belle-mère au train de 22h47 ? L’engloutissement des continents sous la fonte des pôles ? La mort du chien bien-aimé ? L’augmentation du demi bière pression ? La montée des nationalismes ? Et les réfugiés, ils sont où les réfugiés ? Et mon t-shirt, il est où mon t-shirt ? Tout ne se vaut pas mais tout se mêle. Le spectacle est déjà ailleurs car une chose est sûre, plus sûre que la démocratie parlementaire : une revue chasse l’autre. Laissant le spectateur souffler entre deux déferlements.
Revues et reprises
Ce spectacle puise sa structure dans le music-hall et ses revues au rythme soutenu. Cela commence par une « revue d’habits » (présentée comme la fin et donc le clou du spectacle, et cela vous dévaste d’entrée de jeu), cela se termine par le début : « une revue d’amour ». Entre-temps, il y aura eu d’autres revues, des touches « réussi », « raté » ou « stop » ou « elle dit » ou « il dit », des « reprises » comme l’histoire à épisodes d’une porte close ou celle d’un coin cuisine.
Amateurs de décors propices aux belles images : s’abstenir. On se croirait dans un vide-grenier ou bien devant une enfilade de tables dressées dans les coulisses de l’Opéra de Paris où seraient disposés les accessoires hétéroclites d’une superproduction. Entre les longues tables qui vont du fond de la scène à la face, des couloirs où, à chaque début de revue, les deux acolytes déboulent à donf. La revue finie (il y en a dix), des machinistes déboulent des gradins pour faire le ménage. Car ça valdingue dur. On casse des assiettes, on envoie des pluies d’étoiles, on jonche le sol de vêtements, on accroche des sacs prisu à un palan, on remet en place une valise jamais ouverte, on déplace un cercueil en carton.
Souvent Vimala chante, des fredaines d’enfance, des bonbons d’amour, des incongruités à la Boris Vian. Tsirihaka joue de la trompette ou pianote debout. De plus, tous les deux actionnent les panneaux lumineux édictant les règles de la revue en cours. Une régie de plateau diabolique de tous les instants qu’ils accomplissent à un train d’enfer. On voit même, à un moment tournoyant du spectacle, Vimala Pons, raquette et balles en main, effectuer une série d’aces contre un panneau, un geste d’une perfection digne du court n°1 de Roland Garros. C’est peut-être cela, le génie de ce spectacle imparable et généreux : il semble constamment improvisé, débordé par ce qu’il met en place ; en même temps les deux énergumènes maîtrisent diaboliquement tout, même ce qu’ils n’avaient pas prévu. Et c’est ainsi que Grande est grand.
Au CentQuatre avec le Théâtre de la Ville, 20h30, dim 17h, jusqu’au 26 janvier ;
Le Prato, Lille, les 15 et 16 mars ;
Comédie de Caen, les 21 et 22 mars ;
Le Monfort théâtre, Paris, du 18 avril au 6 mai ;
Le Maillon / TNS, à Strasbourg, les 18 et 19 mai ;
Bonlieu, Scène nationale d’Annecy, les 23 et 24 mai ;
Les Subsistances, Lyon, du 15 au 17 juin.