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Je ne vais jamais au Théâtre du Lucernaire sans une certaine appréhension. Non parce que ce lieu ne ressemble en rien à un théâtre habituel mais à cause d’un souvenir ancien qui me revient à chaque fois que mes pas me conduisent au 53 rue Notre-Dame des champs, à Paris, dans le quartier Vavin.
L’acteur jouait seul, complètement seul
C’était il y a bien longtemps quand le lieu, plutôt interlope à l’époque, abritait des spectacles souvent confidentiels. Parfois, Laurent Terzieff venait y prendre ses quartiers d’hiver, un livre de Milosz sous le bras pour nous réchauffer de poésie. Il y avait déjà une tripotée de petites salles qui font du Lucernaire le seul multiplex consacré au théâtre (il y a aussi plusieurs salles de cinéma au sous-sol), on pouvait et on peut toujours y voir chaque soir six spectacles. Qui dit mieux ? C’est souvent de l’abatage et les conditions financières ne sont pas idéales pour les équipes. N’empêche, ce lieu est devenu plus avenant, un café devant et un restaurant au fond lui ont donné une certaine humanité.
Un soir donc, j’arrive essoufflé au Lucernaire, un poil en retard. On me tend mon billet dans un sourire, « faites vite, ça vient tout juste de commencer ». Je grimpe les escaliers, en haut je feutre mes pas, pousse doucement la porte. Un acteur est seul en scène, il dit un texte dans un rond étroit de lumière qui éclaire uniquement son visage, si bien que la salle est plongée dans le noir. A tâtons je devine le dossier d’un fauteuil, aucun corps n’entravant ma main, je m’assois. J’écoute l’acteur. A un moment de son monologue, le ton change, il commence à vociférer, une bascule de lumière accompagne ce renversement, la scène est maintenant brillante de son plein feux lequel, par ricochets, éclaire toute la salle.
Je jette alors un coup d’œil autour de moi : et là, stupeur, je suis seul. C’est tout à la fois vertigineux, angoissant, extraordinaire. L’acteur jouait devant une salle vide avant que je ne la remplisse à moi tout seul. Je demeurai tétanisé. J’ai oublié le nom de l’acteur vociférant, l’auteur qu’il jouait, l’ensemble était assez mauvais, mais je suis resté jusqu’au bout. Seul, j’ai applaudi l’acteur. Voir un film seul dans une salle devant un grand écran est un pur délice. Etre seul dans un salle de théâtre est un cauchemar.
Au fil des années, l’aspect éprouvant de cette soirée s’est émoussé (on oublie facilement les mauvais spectacles) et m’est resté ce souvenir à la fois magnifique et effrayant. Cet acteur, en jouant seul devant personne, mauvais mais sincère, me disait à sa façon, comme le fait merveilleusement Florence Delay dans son dernier livre, que l’amour du théâtre, étant un et indivisible, ne saurait être qu’infini.
Les facettes d’Elizabeth Mazev
Donc, un soir récent, ce souvenir en tête comme à chaque fois, je grimpais au Lucernaire jusqu’au Paradis, ainsi désigne-t-on la salle la plus élevée, trois escaliers y conduisent. A l’affiche, Les Eaux lourdes, une pièce inédite de Christian Siméon mise en scène par Thierry Falvisaner. 1939, Mara et Pierre (Christophe Vandevelde) ont un enfant, Ian (Arnaud Aldigé), un peu demeuré. La guerre survient, ils s’engagent dans la Résistance, leur réseau est donné, Pierre y perd son meilleur ami. A la fin de la guerre, Mara quitte son compagnon et lui laisse leur fils.
La pièce commence vingt ans après. Pierre ne s’est jamais remis ni de cette séparation, ni du réseau tombé par la faute d’un traître. Mara n’a jamais ouvert ses lettres mais a dépêché en secret auprès de lui une femme, Alix (belle interprétation de Julie Harnois), qui semble plus amoureuse de Mara que de Pierre et voudrait surtout tout réconcilier. Douée pour les masques et les marionnettes, Mara manipule les fils, change de visage et, dans son coin, mène l’enquête sur le réseau. Superbe personnage à facettes que l’on croirait écrit pour celle qui l’incarne à la perfection : Elizabeth Mazev. Le programme parle de Jason et de Médée. N’exagérons rien. Ce n’est pas du « grand théâtre » mais du théâtre à façon, comme on le dit des couturières.
On pourrait en dire tout autant de la pièce qui se joue en-dessous du « Paradis », au « Théâtre rouge » : Les Ratés de Natacha de Pontcharra que met en scène Fanny Malterre. Le décor est on ne peut plus simple : trois tabourets circulaires (l’économie du Lucernaire rappelle celle du Off d'Avignon : il faut pouvoir vite débarrasser le plancher). Un père (le généreux et humaniste Jean-Yves Duparc) et ses deux fils un peu neuneu à tête de rat, Jef (Jean- Christophe Allais) et Jeffy (Rainer Sievert). Ces derniers tordent aussi bien les mots que leurs visages. Le père essaie que le monde ne coule pas comme un vieux rafiot.
Il ne faut pas confondre la pièce de Natacha de Pontcharra avec celle, plus accomplie, écrite naguère par Henri-René Lenormand et qui porte le même titre : Les Ratés. Cette pièce-là ne manque ni d’envergure ni de charme. Les Pitoëff l’avaient créée à Genève en 1920, Firmin Gémier devait la reprendre un peu plus tard, et il y a vingt ans Jean-Louis Benoît, alors encore au Théâtre de l’Aquarium, en donna une excellente version. Lenormand raconte l’histoire d’un auteur qui n’arrive pas à faire jouer ses pièces et suit son épouse actrice dans une tournée provinciale. « Les départs au petit jour, les attentes plaintives dans les gares sans buffets, les chambres au papier décollé et aux odeurs de suie froides, je ne les ai pas inventés », écrit-il dans ses mémoires. « J’aurais été l’oiseau de malheur qui a obstinément croassé autour de l’homme du début du XXe siècle », écrit-il encore. C’est ce que font les spectacles au Théâtre du Lucernaire : ils croassent autour de l’homme avec plus ou moins de bonheur.
Les Eaux lourdes, Lucernaire, 19h, jusqu’au 4 avril.
Les Ratés, Lucernaire, 18h30, jusqu’au 21 mars.