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Sur son lit d’hôpital, en 1963, Vassili Grossman donne à Anna Berzer, femme de confiance, le manuscrit de son dernier livre : Tout passe. Un texte testamentaire en forme de brûlot.
« Mais il n’a pas été détruit. On le garde. »
L’écrivain soviétique a été échaudé par le sort de son précédent livre Vie et Destin. On a refusé de l’éditer, trop critique envers le régime soviétique, trop réaliste, trop loin des rivages du réalisme socialiste, nullement héroïque, trop ample, trop humain surtout. Dans une longue lettre à Nikita Khrouchtchev, Grossman plaide sa cause, argumente. Il veut croire qu’après la mort de Staline et le rapport « attribué au camarade Khrouchtchev » (comme dira la direction du PCF) dénonçant les crimes (pas tous) de Staline et les dérives (pas toutes) de son régime, les choses ont changé. Bien peu, en vérité.
Khrouchtchev ne répond pas et passe la patate chaude à Mikhaïl Souslov, membre du Bureau politique. Dans un entretien que Grossman retranscrit, Souslov lui déclare, sans avoir lu le livre (mais ses collaborateurs lui ont remis des notes) : « ce roman servira nos ennemis » et il ajoute « votre livre n’est pas publiable et il ne sera pas publié. Mais il n’a pas été détruit. On le garde. » On refuse de lui rendre le manuscrit. Le livre paraîtra plus tard en Occident avec le retentissement que l’on sait.
Pas question que Tout passe connaisse le même sort. Grossman écrit ce livre en secret de 1955 à 1963. Alors qu’il a fait lire Vie et Destin à quelques amis, rien de tel cette fois. Sachant ses jours comptés (cancer, il meurt quelques mois plus tard), il donne le manuscrit à cette amie sûre. C’est son seul livre écrit sans se soucier du poids de la censure. Un court récit de moins de 200 pages, quatre fois plus court que Vie et Destin. On retrouve son style, son souci des détails, sa façon de parler de l’humain dans sa complexité, ses contradictions. Ni héros, ni traîtres, des êtres ni complètement bons, ni tout à fait mauvais. Des victimes en veux-tu en voilà encore.
« Toute limitation de la liberté mutile l’homme »
Le roman commence après la mort de Staline au printemps 1953 quand commencent à s’entrouvrir les camps. Ivan Grigorievitch n’avait tué personne mais simplement prononcé des propos non conformes à l’université, dénonçant la dictature, disant que la liberté est un bien égal à la vie et que toute limitation de la liberté mutile l’homme « à l’instar des coups de hache qui tranchent les doigts et les oreilles », précise Grossman. Ivan est arrêté, condamné.
A la première page de Tout passe, il revient de vingt-neuf ans de camp. Un vieillard avant l’âge. Dix-huit ans auparavant, il a reçu une dernière lettre de la jeune fille qu’il aimait et dont il était aimé. Il la croit morte. Elle s’est mariée avec un autre, lui apprend son cousin Nikolaï Andreïevitch qui l’accueille à Moscou. Le cousin est un scientifique, il a fait preuve d’un peu de courage et de beaucoup de lâchetés à propos de ses collègues juifs arrêtés après la guerre et à propos d’Ivan : pas une seule fois il ne lui a écrit. Grossman met de lui dans ce personnage, comme il mettra beaucoup de sa mère dans un autre.
Lui aussi, au début, a été un écrivain soviétique soumis aux ordres du pouvoir, comme le raconte très bien Tzvetan Todorov (récemment disparu) dans la préface des Œuvres (collection Bouquins chez Laffont), avant de faire le chemin qui le conduira à écrire Pour une juste cause (publié et traduit à L’Age d’homme mais non repris dans les Œuvres) puis Vie et Destin, fabuleux diptyque de l’univers soviétique dont Tout passe est comme le noir condensé.
Comme tous ceux qui ont fait beaucoup d’années de camp, comme le grand Varlam Chalamov (Récits de la Kolyma chez Verdier et tout le reste), Ivan reste marqué par la vie des camps : rapports à la nourriture, aux objets, au châlit. Il fuit l’appartement moscovite de son cousin et va dormir sur la couche modeste – une planche – d’un train de troisième classe qui va l’emmener à Leningrad.
Ivan, Macha, Anna
Le récit suit ainsi Ivan. Mais aussi s’évade de ce fil conducteur pour investir d’autres portraits tout aussi saisissants. Une jeune femme nommée Macha, condamnée pour avoir épousé un « ennemi du peuple », qui se raccroche à l’espoir d’être libérée, de retrouver ses enfants et son mari qu’elle ne veut pas croire fusillé. Un jour, en écoutant une musique de danse « allègre », « l’espoir, ce fardeau vivant qui lui oppressait le cœur, s’enfuit, mourut ». Elle meurt peu après. Ou bien Anna, qu’Ivan associe dans un rêve à sa mère, qui lui dit l’horreur en Ukraine, la famine qui y est organisée par Staline. Ce sont peut-être les plus belles, les plus fortes pages de Tout passe – mais comment oser ces mots, « fortes », « belles », osons tout de même. Tout se passe comme si la mère de Grossman était derrière l’épaule de son fils, écrivant ces pages, avec lui, lui soufflant les mots. « Raconte… je peux tout raconter naturellement, seulement un récit, ce n’est jamais que des mots et ça, c’était la vie, la souffrance, la mort par la famine. » S’ensuivent d’apocalyptiques descriptions. Toute l’œuvre future de Svetlana Alexievitch semble née de ces pages.
Dans d’autres pages, Grossman quitte la description des faits et des êtres et se fait plus analytique. Par exemple, en définissant les quatre sortes de Judas qu’il a répertoriées. Ou en s’en prenant à la figure de Lénine : « Toutes les victoires du Parti et de l’Etat sont liées au nom de Lénine mais Vladimir Ilitch porte aussi la tragique responsabilité de toutes les cruautés qui ont été commises dans le pays. »
« Aucun ressentiment envers les hommes »
Aux dernières pages de Tout passe, ayant enterré la vieille Anna Sergueievna qui partagea quelque peu ses jours, Ivan retourne dans le village de son père situé dans la montagne. « Le ruisseau chantait et Ivan Grigorievitch se souvenait de sa voix. Jamais il n’avait vu sa vie en son entier et voici qu’elle lui apparaissait. En la voyant ainsi, il n’éprouva aucun ressentiment envers les hommes. »
Quand on lit un tel livre d’une si sombre beauté, on a envie de l’offrir à tous ceux qu’on aime. Quand un homme de théâtre lit Tout passe, il peut éprouver l’envie de le partager avec le public le temps d’un spectacle. C’est ce qu’a voulu faire le metteur en scène Patrick Haggiag qui signe également la scénographie. Mais la moindre des choses, c’est d’être humble face à de telles pages. Pourquoi avoir encombré la scène d’un lourd décor inutile et laid en l’agrémentant d’épouvantables gadgets ? Pourquoi avoir chargé inconsidérément la barque de textes obligeant l’acteur à les dire à une telle vitesse que cela nuit grandement à leur compréhension ? Et pourtant l’acteur, Jean Varela, par ailleurs directeur de Sortie Ouest à Béziers et du Printemps des comédiens à Montpellier, avec son épaisseur à la Lino Ventura, ses yeux vitreux comme traversés de bourrasques et son empathie communicative, avait le coffre pour porter Tout passe.
Cependant, on sort de là avec l’envie de lire ou relire Tout passe et tout Grossman. Dans le volume des Œuvres, on peut lire deux lettres incroyables que Vassili Grossman écrit à sa mère morte. La première neuf ans après sa disparition, la seconde vingt ans après. Extrait de cette dernière : « Tant que je vis, tu vivras. Quand je serai mort, tu vivras encore dans le livre que je t’ai consacré et dont le destin était lié au tien. »
TGP-CDN de Saint-Denis, du lun au sam 20h30, dim 16h, sf mardi, jusqu’au 19 mars.
Œuvres de Vassili Grossman, Collection Bouquins, Laffont, 1152 p., 30€.