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Sur la caisse (une modeste table en bois) à l’entrée du Petit 38, rue Saint-Laurent à Grenoble, un tas de petites feuilles de couleur, des modestes feuilles A4 fraîchement pliées en deux. C’est le programme. Sur la première page, un dessin : dans un grand miroir posé contre un mur, un homme de dos, assis sur un fauteuil en bois, siège en paille tressée et accoudoirs légèrement galbés, regarde devant lui, au-delà de la fenêtre, un paysage de montagnes.
Se consacrer à la poésie
Au-dessus du dessin, le titre du spectacle, Le Chagrin d’Hölderlin, sans qu’y figure le nom de celle qui signe la mise en scène : Chantal Morel. En dessous du dessin, une citation du poète allemand : « Hélas : le dieu en nous est toujours solitaire et misérable. Où trouverait-il tous ceux qui lui sont apparentés ? Ceux qui furent là, autrefois, et qui seront là ? Quand viendra le grand revoir des esprits ? Car, ainsi que je le crois, nous fûmes une fois tous ensemble. »
On ouvre la page pliée. Au verso du dessin, un texte dit pour l’essentiel ce que fut la vie de Friedrich Hölderlin en s’attardant sur son enfance (son père meurt quand il a deux ans, le second mari de sa mère quand il a neuf ans), le petit séminaire où il a pour condisciples Hegel et Schelling, sa volonté grandissante jusqu’à devenir absolue de ne pas devenir pasteur mais de se consacrer à la poésie, sa première publication, son emploi de précepteur et l’amour violent pour la mère de son élève (Suzette qui lui inspirera la Diotima de son Hypérion), son départ forcé, plus tard son arrivée à Bordeaux pour un autre poste de précepteur, les poèmes qui se multiplient, les lettres, les traductions de Sophocle et sa fascination pour la Grèce, La Mort d’Empédocle.
Une constellation d’amis
Et puis, « de plus en plus inquiet et solitaire », l’internement en 1806 puis les 37 années passées à Tübingen auprès du menuisier Zimmer et de sa fille Lotte. Le spectacle suit ce fil et s’arrête là, à l’orée de ce silence, dans le retournement d’une bouleversante berceuse empruntée à Georg Büchner et mise en musique par Patrick Najean qui accompagne Chantal Morel depuis des lustres, tout comme le scénographe Sylvain Lubac. C’est ce dernier qui signe le dessin de la couverture du programme et celui qui figure en dernière page sous la distribution du spectacle : le même fauteuil en bois, mais vide. Le poète est parti. A moins que cela ne soit Chantal Morel. Partis. Dans la montagne, sans doute. Le spectacle, en parlant d’Hölderlin et de sa constellation d’amis, en ne parlant que de ça, ne cesse de nous parler de Chantal Morel, déployant la poésie irradiante de son théâtre intime.
En regard de la page consacrée à la vie d’Hölderlin, c’est la page des « Merci ». Aux compagnons d’aujourd’hui du poète allemand que sont Nathalie Schleif et Laurent Henrich, à ceux qui ont prêté leur voix pour les sous-bois du spectacle, à « Adrienne, pour les fenêtres », à « Amélie, pour le bois », à d’autres encore, à tous ceux qui, le temps du Chagrin d’Hölderlin et au-delà donnent un sens au mot « ensemble ».
Il n’y a guère aujourd’hui qu’au Théâtre du Radeau qu’on trouve de semblables programmes qui ne s’encombrent pas de fioritures et de chiures de mouches. Et corollairement, les deux aventures habitent des lieux où il faut bon entrer. Le Petit 38, lieu de l’Equipee de Création Théâtrale de Chantal Morel, est en tout petit ce que la Fonderie du Mans, lieu du Théâtre du Radeau, est en très grand. Comme au Mans, rien n’indique sur la devanture le trésor qui est à l’intérieur.

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Rien ne semble avoir changé au Petit 38. Sur le côté droit de la vitrine, on lit toujours ces mots attribués à Orson Welles : « En ces temps de supermarché, je reste votre sympathique épicerie de quartier. » A l’intérieur, le vin servi en carafe est toujours à prix libre, et pour voir Le Chagrin d’Hölderlin il vous en coûtera 7, 10 ou 15€ ; c’est vous qui choisissez en conscience.
Des étagères sans livres
Cependant le long d’un mur, des étagères sont vides. Chantal Morel a emporté ses livres. Depuis le 1er mars, ce lieu (de par la volonté de celle qui l’occupe depuis plus de vingt ans) n’est plus le sien (lire ce blog demain) : il est désormais géré par une équipe dont l’un des membres est l’une des deux actrices du spectacle Le Chagrin d’Hölderlin. On ne saurait rêver plus doux, plus juste, plus déchirant et plus pudique adieu.
Le public – la salle peut accueillir 24 spectateurs – se presse dans ce petit lieu chaleureux qui ressemble à un modeste gîte (la cuisine est au fond à droite) et nullement à un hall de théâtre. Un mur de photos garde la porte d’entrée en bois qui donne accès, juste derrière, à l’aire du spectacle. Hölderlin au centre ; autour, tous ceux qui ont gravité autour de lui durant de longs mois de gestation du spectacle. Les amis du poète, mais aussi Novalis, Spinoza, et encore Jean-Luc Nancy, Philippe Lacoue-Labarthe, Walter Benjamin, Arthur Rimbaud, Didier-Georges Gabily, Samuel Beckett, Gilles Aillaud, Jacques Tati, Paul Celan…
Simplement intensives
On prend place sur l’un des deux bancs en bois de la salle posés devant un mur et construits pour l’occasion. Que voit-on ? Sur le côté gauche, quatre vieilles planches au bois raviné par la pluie et la neige semblent avoir dévalé la montagne pour finir leur vie ici, devenant tour à tour une couche, un promontoire, un parapet, un refuge. Au-dessus, un dessin en cache un autre par un habile jeu de rideaux. Juste à côté, une fenêtre et puis, plus au fond, une autre fenêtre et encore une devant et encore une plus loin, tout cela pris dans la nasse d’un jeu de palissades, de couloirs, de recoins. Et puis aussi une échelle, un pichet d’eau, des bougies, des lampes-tempête, une robe que l’on enfile à demi.
Les deux actrices, Elisa Bernard et Eloïse Guérineaudelamérie, sont passées par le conservatoire de Grenoble et se sont retrouvées là où il fallait qu’elles soient et Chantal Morel les a reconnues. A elles deux, simplement intensives, elles se glissent dans Hölderlin, sa mère, son amante, ses amis. Le rôle du poète passe de l’une à l’autre, éclairant ici sa volonté obstinée, là sa sensibilité maladive, ensemble elles partent à l’assaut du Rhin, « le plus noble des fleuves » : un trou noir que forme maintenant la pièce du Petit 38 où nous étions tout à l’heure, la bande-son gronde sans déchirer les oreilles : « C’est l’éclair / Qui sillonne et déchire la terre, suivi / D’un fuyant cortège de forêts enchantées, / Parmi l’écroulement des monts ». Le théâtre se grandit toujours lorsqu’il creuse sa nudité et sa précarité premières.
Friedrich Hölderlin (qui signe Fritz la plupart de ses lettres) à la poésie si haute, si intraduisible bien que magnifiquement traduite par Philippe Jaccottet et quelques autres comme Gustave Roud, Chantal Morel l’approche comme un animal sauvage, lui parle doucement, l’apprivoise dans les passages des parois en bois ouvrant sur l’inconnu. Elle se tient au plus près de l’être humain que fut le poète, l’éclairant par ses proches, en lisière de sa poésie, qu’elle distille à petit feu comme on le fait pour les alcools forts, chaque goutte inondant l’air d’effluves insensées. Ainsi nous vient Le Chagrin d’Hölderlin dans la merveilleuse incertitude interprétative de ce titre que chacun entendra comme il voudra. Tous les spectacles de Chantal Morel sont des offrandes. Celui-ci est son cadeau d’adieu au Petit 38 (lire demain).
Petit 38 à Grenoble les 11 et 12 mars puis du 28 mars au 2 avril.