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« Personne ne peut nous comprendre de loin », dit Fazil à Orhan (non Pamuk lui-même mais son double). C’est l’une des dernières pages de Neige, roman à la composition vertigineuse d’Orhan Pamuk. Après l’assassinat en Allemagne de son héros poète Ka (ainsi nommé tout au long du roman, par les initiales de son nom Kerim Alakusoglu), le romancier revient sur les traces de son personnage (qui est aussi un ami d’enfance) à Kars, ville du côté de la frontière Est de la Turquie où se passe Neige par temps de neige, et il neige toujours quand Orhan met ses pas dans ceux de Ka.
A chacun son fantôme
Ka vit depuis quatorze ans en Allemagne lorsqu’il revient à Istanbul pour enterrer sa mère. Un journal de la ville l’envoie à Kars suivre les élections municipales où les islamistes sont donnés favoris et pour enquêter sur le mystère des suicides en série de jeunes filles voilées. Et c’est là que le roman commence, dans le car qui emmène Ka à Kars parmi des bourrasques de neige.
Cette enquête journalistique cache une quête personnelle plus essentielle pour le héros : à Kars vit désormais une famille d’Istanbul (bien connue de Ka autrefois), sous l’autorité du père Turgut Bey qui a deux filles. Ipek, la non voilée, dont Ka est amoureux depuis toujours, s’est mariée mais elle est désormais séparée de son mari Muhtar devenu islamiste ; et Kadife, qui porte le voile, est proche d’un chef religieux, Bleu dans le spectacle, Lazuli dans le roman (ce qui est tout de même plus juste et plus joli).
Necif, le meilleur ami de Fazil, est follement amoureux de Kadife, il donne des lettres d’amour à Ka pour qu’il les donne à celle qu’il aime. Ka tarde à le faire, Necif meurt lors d’une insurrection qui va déchirer Kars. Ces lettres, Orhan en trouvera des photocopies dans les papiers de Ka et les donnera à Fazil devenu l’époux de Kadife. « Je me dirai bien plus tard que j’avais fait cela parce que je souhaitais qu’il fût dérangé par le fantôme de son camarade mort autant que j’étais hanté par Ka », écrit-il. Tous les personnages du roman sont hantés par des fantômes.Une composition vraimentt vertigineuse et ce n'est pas fini.
Le poète Ka qui était à sec depuis longtemps retrouve l’inspiration à Kars, cette petite ville isolée du monde à cause de la neige. Sous l’influence vaporeuse de la neige et tout à son amour immaculé pour Ipek, son identité chavirée par une série de rencontres et par la bascule entre l’occidental qu’il est devenu en Allemagne et l’oriental qu’il reste ou retrouve au fond le la Turquie, Ka écrit poème sur poème. Ipek ne reviendra pas avec lui en Allemagne, Ka y sera assassiné quatre ans plus tard, sans doute pour avoir, sans trop le vouloir, indiqué l’endroit où se cache Bleu-Lazuli, le très lettré chef islamiste, le grand amour secret d’Ipek, la femme non voilée aux beaux cheveux noirs.
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A la veille de voir le spectacle mis en scène par Blandine Savetier à partir de Neige, je suis allé écouter Orhan Pamuk dans la grande salle du Théâtre national de Starsbourg. Me souvenant inconsciemment de la phrase de Fazil (« Personne ne peut nous comprendre de loin »), je me suis assis au premier rang. Pamuk était interrogé par Waddah Saab qui travaille comme dramaturge avec Blandine Savetier depuis longtemps et a adapté le roman avec elle. Une adaptation soumise à Pamuk lors de plusieurs séances de travail chez lui, à Istanbul.
Un double fil narratif
J’ai raté la première question, alambiquée je crois, du dramaturge tant j’étais fasciné par ses soquettes qui boudinaient sur ses chevilles et que j’avais dans l’axe de mes yeux. Puis j’ai entendu la voix de Pamuk (il s’exprimait en anglais, hélas, et non en turc), je me suis tourné vers lui. Il parlait de Balzac, puis d’un éléphant, je n’écoutais pas vraiment, je regardais ses yeux qui se plissaient comme le font les lèvres en bordant un sourire, j’écoutais sa voix chaude, amicale enroulant les mots, je me suis dit que les traits du visage, la lumière qui émanait de cet homme ressemblaient étonnement à son œuvre. Lorsqu’il a parlé de lui plus directement, j’ai pris des notes. Pamuk :
« Le personnage qui porte mon prénom dans Neige n’est pas une idée narcissique. Ce personnage est là pour répondre à la question dernière de la littérature : qui est là pour raconter l’histoire quand tous les personnages sont déjà morts ? C’est là qu’Orhan intervient et il y a un jeu post-moderne : c’est un roman, cela reste une fiction. »
C’est là le fil narratif du roman : Ka raconte ses jours passés à Kars, depuis son arrivée jusqu’à son départ, puis, quatre ans plus tard, après l’assassinat de Ka revenu en Allemagne, Orhan prend le relais. Ce fil disparaît presque entièrement dans le spectacle de Blandine Savetier, brouillé qu’il est, dès le début, par une voix off, celle de la metteuse en scène, qui se présente comme une vieille amie de Ka et dont on n’entendra plus parler. Première erreur dramaturgique.
La seconde erreur, c’est de rompre avec la composition bicéphale du roman. D’un côté, il y a l’histoire d’une famille (le père, les deux sœurs et tout leur entourage), tous vivant dans l’hôtel que la famille possède où Ka a pris une chambre, les histoires d’amour et de déchirements qui s’y rattachent, la montée progressive du désir entre Ka et Ipek (cette dernière refusant de coucher avec Ka dans le maison où habite son père, or ce dernier ne veut plus bouger), la nuit enfin où il se retrouvent et font l’amour et ce qui s’ensuit. Avec, en arrière fond, le rapport entre Ipek et Kadife, les deux sœurs. Il y a là, dans le roman, une sensualité multiple étrangement escamotée (refoulée ?) à la scène.
De l’autre côté, il y a la ville avec ses cafés, ses rues, ses rendez-vous secrets ; la police politique du régime laïc qui écoute tout, arrête, mitraille ; les islamistes qui complotent, assassinent, mitraillent. Ce second vecteur prend le pas sur le premier dans le spectacle, la poésie narrative et descriptive de Pamuk s’estompe, c’est une perte de richesse, une simplification. Au milieu de son roman, Pamuk avait pourtant écrit : « Peut-être que nous avons atteint le cœur de notre histoire. Dans quelle mesure est-il possible de comprendre la souffrance ou l’amour d’un autre ? » Tout est là. Prendre le voile ou décider de s’en défaire, c’est aussi cela, mais l’amour peut renverser la table. L’histoire de la famille est une métaphore de la ville de Kars qui, elle-même, en est une de la Turquie.
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Au carrefour de ces deux vecteurs dans le roman : le théâtre. Donc, ici, du théâtre dans le théâtre dans lequel bascule la seconde partie du spectacle. On assiste à deux représentations, ce sont des moments de rupture, de transgression. Dans le roman, ce sont des moments forts et surprenants ; dans la version scénique, cela manque de consistance, on s’en tient aux discussions (très parlantes au demeurant) sur le voile, l’art, etc. et à des saynètes. On est loin de ce que Pamuk racontait la veille :
« Le roman Neige est né de ma fascination pour ce que l’on appelle en Turquie le théâtre de tentes. Dix à douze acteurs qui vont de lieu en lieu pour jouer. L’un des spectacles qui m’a le plus intéressé, c’est le one man show d’un gardien de foot qui racontait sa carrière, il y avait aussi des pastiches de pubs télés mais aussi des classiques adaptés en y incluant des danses du ventre. Certains de ces théâtres ont une mission d’éducation dans les villages et, dans ces spectacles, il y a de la danse du ventre, cela m’intéresse beaucoup. » (extraordinaire d’entendre cela car c’est comme une paraphrase des propos tenus par son personnage Sunay, acteur, dans le roman. Voir Neige, p. 294 de l’édition Folio.)
« Une étrange et mystérieuse douceur »
Dans le roman, la prose poétique équilibre la violence politique en particulier à cause de l’omniprésence de la neige et des multiples phrases, plus enveloppantes les unes que les autres, que Pamuk lui consacre. Neige, on le sait, est le surnom d’une drogue dure, et la neige qui tombe du ciel et isole Kars agit comme tel sur Ka et sur le roman. Le spectacle ne fait pas confiance à ces phrases de Ka, on voit sur le plateau un cercle de fausse neige où Ka fait des glissades. Cela frise le ridicule. Pourquoi n’avoir pas fait confiance aux mots de Pamuk ? Exemple au hasard : une nuit Ka voit en rêve la neige tomber, or elle tombe réellement, et la voici « palissant les lumières » et son « étrange et mystérieuse douceur, absorbant le bruit des armes dans les rues de Kars ». Dans les papiers de Ka, Orhan retrouve un dessin montrant la structure du flocon de neige où Ka a étoilé son monde entre rêve, logique et mémoire, il retrouve aussi les lettres d’amour que Ka en Allemagne, quatre ans durant, écrit à Ipek sans jamais en envoyer une, lettres auxquelles font écho, un écho assourdi par la neige, celles que Necif écrit à Kadife et qu’elle ne lira jamais.
Devant la salle comble du TNS, Pamuk a également raconté être passé à Kars lorsqu’il était adolescent puis y être revenu en 1998. Il était déjà romancier, son dernier livre avait bien marché, le directeur d’un journal national d’Istanbul l’avait lu et lui a proposé de collaborer à son journal. C’est ainsi que, carte de presse en poche, Pamuk se retrouve à Kars pour effectuer un reportage sur la ville.
« Les deux cents premières pages du roman sont un compte-rendu de mon expérience. Les premières personnes que j’ai rencontrées à Kars, ce sont des journalistes. En regardant le spectacle de Blandine Savetier, j’ai compris la scène où le chef de la police s’adresse à Ka en lui proposant une protection policière tout en lui disant que la ville est tranquille. »
Pas si tranquille que cela, la fiction du roman futur et les événements des années qui s’en sont suivies jusqu’aujourd’hui le prouveront. Et c’est là, dans ce pont jeté entre deux époques, que le spectacle trouve sa justification et sa force.
Le public est aux aguets : ce que l’on voit n’est plus une vieille histoire des années 90, c’est la Turquie d’hier au revers de celle d’aujourd’hui, avec un pouvoir laïc fort, des islamistes très organisés, des mouvements clandestins, des Kurdes, etc. L’auteur donne la parole à tous via ses personnage très attachants, et le roman écrit au carrefour du siècle apparaît prémonitoire. Orhan Pamuk : « Quand j’ai écrit Neige, l’islamisme radical progressait. Aujourd’hui qu’on adapte ce roman au théâtre en France, l’islamisme radical est au pouvoir. La situation s’est renversée. Ce sont eux qui oppressent. »
Dans Pamuk, il y a les deux lettres de Ka
Ecoutons-le encore : « Le problème de Ka dans le roman est proche, en partie, du problème que j’ai. Ka croit profondément en les valeurs occidentales dans lesquelles je me reconnais : le féminisme, la démocratie, les droits de l’homme, le respect des différences individuelles, la laïcité, l’égalitarisme. Ka veut être le porte-parole de ces valeurs mais être aussi un Turc ordinaire. Et il se rend compte que c’est impossible. (…) Les journalistes turcs me posent souvent des questions du type : êtes-vous pour les femmes voilées ou pour l’état laïc ? Ma réponse à ces questions est toujours la même : je ne suis pas un philosophe, ni un homme d’Etat, ni un homme d’Etat philosophe comme l’envisageait Platon. Ni les philosophes, ni les hommes d’Etat ne peuvent résoudre ces contradictions. La position de l’écrivain, ce n’est pas de les résoudre mais d’écrire sur ces problèmes et sur la misère humaine qui en découle. C’est la noblesse de la littérature ne ne pas apporter de réponse mais de poser des questions. »
Pas seulement. Ceci par exemple : Orhan entre dans apparentement où Ka a vécu et soudain : « je sentis cette odeur unique de Ka que je connaissais depuis mon enfance, et mes yeux s’emplirent de larmes. C’était l’odeur qu’avaient ses pulls tricotés par sa mère, ses cartables d’écolier et sa chambre à coucher quand j’allais chez lui ; je sais qu’elle venait d’un savon turc dont je ne connaissais pas la marque, que je n’avais même plus la présence d’esprit de demander. » Ce sont des choses comme cela qui manquent au spectacle. Cela passe peut-être par une présence plus forte des acteurs, tous à louer (et à citer : Sharif Andoura, Raoul Fernandez, Cyril Gueï, Mina Kavani, Sava Lolov, Julie Pilod, Philippe Smith, Irina Solano, Souleymane Sylla), trop souvent relégués au fond du plateau, adossés à une énorme structure métallique qui les écrase plus qu’elle ne les sert. Dommage car, au début du spectacle, on se laisse embarquer par ces images filmées de la route enneigée qui mène à Kars, on suit l’autocar où Ka a pris place, on est prêt pour le voyage.
Théâtre national de Strasbourg, espace Grüber, du mar au ven et dim 11 à 19h, dim 12 à 16h, relâche les lundis, jusqu’au 16 février ;
Dunkerque, le Bateau de feu, le 14 mars ;
Ivry, Théâtre des quartiers, du 18 au 28 mars ;
Marseille, Théâtre de la Criée, du 26 au 28 avril ;
Toulon, scène nationale, les 11 et 12 mai.