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Billet de blog 9 févr. 2022

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Jean François Sivadier : «  que ne cesse l’amoureux mouvement »

« Que ne cesse l’amoureux mouvement » C’est ainsi que D-G Gabily parlait du jeune acteur Jean François Sivadier dans un poème. Pressentait-il que ce mouvement amoureux entre théâtre et musique allait poursuivre Sivadier et l’occuper jusqu’à aujourd’hui ? La preuve par « Sentinelles », sa nouvelle pièce, l’histoire de trois pianistes.

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Illustration 1
Scène de "Sentinelles" © Jean-Louis Fernandez

Jean-François Sivadier est un artiste à deux têtes, ou un être double, si vous préférez. Autrement dit un Sivadier en cache toujours un autre. Vous le rangez dans la catégorie acteur lorsque vous le voyez pour la première fois sur une scène dans Violences le premier spectacle public de Didier-Georges Gabily au début des années 90. Un diptyque où Sivadier joue deux rôles. Dans le premier pan du diptyque Corps et tentations il interprète Thom qui a cette réplique prémonitoire : «  Le costume du père, je l’enlève. Il gratte un peu ». Dans le second pan, Âmes et demeures, il interprète le Premier fiancé, celui qui apporte un bouquet de fleurs à Irne en lui disant : « C’est moi/Je suis ton petit fiancé/Tu te rappelles ? ». Belle entrée publique dans e métier. Effectuons un saut dans le temps.

En 1996, Jean-François Sivadier écrit, met en scène et interprète un spectacle qui allait connaître plusieurs versions et plusieurs titres (Italienne avec orchestre deviendra Italienne scène et orchestre). Nous sommes dans une fosse d’orchestre, la musique est, si je puis dire, aux premières loges autour de son chef.Tout tourne autour de la musique et de son monde, allant du compositeur au chef d’orchestre en passant par les interprètes et les interprétations. Ce spectacle allait fouler bien des opéras et des théâtres au fil des années.

Retour en arrière. Quand la vie de Gabily s’arrête prématurément sur une table d’opération en 1991, c’est Sivadier qui achève la mise en scène de son dernier spectacle, un diptyque encore une fois, Dom Juan de Molière et Chimère de Gabily. Dans les années qui suivent, entouré d’une bande d’acteurs fidèles et complices, Jean-François s’affirme comme un metteur en scène de pièces renommées du répertoire, de Büchner à Ibsen, de Molière à Feydeau, de Beaumarchais à Brecht. La plupart de ces spectacle sont créés au Théâtre national de Bretagne alors dirigé par François le Pillouer, devant des salles combles.

Parallèlement, s’affirme, en se poursuivant, sa seconde vie, celle de musicien et d’amoureux de la musique (ce qui, soit dit en passant, infléchit joliment sa direction d’acteurs) avec des mises en scène d’opéra en veux tu-en voilà encore (Madame Butterfly, Carmen, La Traviata, Don Giovanni, etc.). Aujourd’hui, sa nouvelle pièce, Sentinelles, survient quasi vingt ans après Italienne avec orchestre et dix ans après Noli me tangere, poursuivant la veine de son double musical : la pièce raconte l’histoire de trois pianistes qui ont grandi ensemble auprès d’un grand maître, un certain Heinzberg. Le maître de Sivadier, Gabily, écrivit une série de poèmes « Aux acteurs »( voir Notes de travail, Actes sud) . Dans celui consacré à « Jean-François » (Sivadier) se détachait ce vers solitaire:« Ne cesse l’amoureux mouvement »Ce vers pourrait être le sous-titre de chacun de ses spectacles à commencer par le dernier, Sentinelles. Retenons-le comme titre pour cet article..

L’amoureux mouvement entre théâtre et musique et, sous-jacent, entre scène et salle, n’a jamais cessé dans son travail. Les spectacles de Sivadier mettent, sans attendre, le public dans leur veste multi-poches chère aux chasseurs. C ’est le cas ici dès la première réplique que lance au public le pianiste Raphael avec à ses côtés le pianiste Mathis : « Bonsoir à tous. Je ne vous présente pas notre invité »… Bref cela commence comme un spectacle de Sivadier. On est très loin du Naufragé, le roman de Thomas Bernhard lu par Sivadier il y a vingt ans et déclencheur de ce nouveau spectacle.

Très vite, tout en maintenant cette basse continue de l’adresse directe et du dialogue ludique avec le public ( « Mozart ou Beethoven? » demande t-on comme on dit « fromage ou dessert? »), c’est plaisant, léger, cela met en appétit. La suite s’avère d’un tout autre ordre : à travers les trois pianistes -l’un ancré dans la cité, le second dans une quête intérieure et le troisième explosant les catégories pour atteindre des sphères où génie et folie se confondent - c’est la pratique de l’art, de son art qu’interroge et creuse Sivadier via les compositeurs et surtout les pianistes qui en sont les serviteurs, les esclaves, les traducteurs et plus rarement les confidents secrets.

Et cela ...sans piano !. C’est l’ idée forte du spectacle : faire disserter des pianistes sur leur art sans piano. Mais avec des corps, des mouvements, des mots et quelques accessoires. Et, de fait, Sivadier met le théâtre, le jeu au service de la musique (les acteurs jouent des pianistes sans jouer du piano mais sont aussi par ailleurs quelque peu musiciens). Le tour est joué et bien joué par la bande des trois : Vincent Guédon, familier des spectacles de Sivadier (ici Mathis sorte de double de Glenn Gould), Julien Romelard (Raphael) qui appartient au collectif du Nouveau Théâtre Populaire pour qui l’art et la cité doivent s’épauler et Samy Zerrouki (Swan), le plus introverti, le plus attiré par la spiritualité de l’art. Le canevas de Sivadier suit leur itinéraire commun dans une école auprès d’un grand maître, leurs discussions sans fin sur tel et tel compositeurs=, le prestigieux concours final à Moscou et ce qui s’en suit.

Et puis en cours de route, la mort de leur maître Heinzberg son enterrement, parmi les élèves, le trois sentinelles esseulées. L’un d’eux dans un dernière blague nous rappelle au légendaire « c’est de la merde » de leur maître à propos de l’enfant de chœur massacrant des morceaux prestigieux, éclatant alors tous les trois d’une volée rires que l’assistance prend pour des larmes.

Le spectacle (la pièce) est aussi, un catalogue de tendresses, un répertoires d’amicales vacheries, tout en restant de bout en bout un exercice d’admiration. Ainsi ce moment où Mathis (Gould) joue Le clavecin bien tempé devant la la classe et son maître Heinzberg, moment que raconte Swan dans son journal qui ponctue la pièce :

« Le jour tombait, salle Debussy, personne n’osait faire le moindre mouvement pour aller allumer la lumière, dans la pénombre, à peine contrariée par un rayon de soleil venu, soudain, percuter le clavier, pour se refléter dans l’œil du pianiste, « un Rembrandt, rien moins que ça », ai-je pensé et j’ai vu s’arrêter le cœur d’Heinzberg, j’ai vu le vieux fauve se consoler, en écoutant Mathis, d’une blessure que chacun découvrait profonde, une consolation dont l’auditoire, dans sa totalité, devenait jaloux, car personne ne regardait Mathis, tout le monde regardait Heinzberg regardant Mathis et tout le monde a vu cette larme, que le vieux fauve a tenté, maladroitement, de dissimuler et j’ai senti que la classe se séparait en deux et qu’il y aurait, dans ce groupe jusqu’à la fin, et pour toujours, le clan des jaloux et celui des amoureux ».

Sentinelles, spectacle vu au Théâtre 71 de Malakoff. Il sera du 8 au 27 février à la MC93, du mar au ven 19h30, sf jeud 17 à 14h30, sam 18h30 , dim 16h30. Puis suite de la tournée ; 2 au 4 mars Comédie de Caen, les 24 et 25 mars Comédie de Colmar, les 29-31 mars CCAM de Vandoeuvre-lès-Nancy, les 5-7 avril CDN de Besançon, les 13-15 avril Comédie de Clermont-Ferrand, les 26-28 avril Bateau de feu Dunkerque, les 4-5 mai MC d’Amiens, les 11-13 mai Comédie de Béthune.

Le texte de Sentinelles est paru aux Solitaires intempestifs,, 158p, 15€

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