« D’où vient qu’on parle ? »
Prenons leur façon de négocier l’entrée en matière, c’est important de bien débuter un spectacle et ils y vont fort, mais de façons radicalement différentes. Les Estoniens nous montrent un décor de chambre d’hôtel moderne tout confort, avec bonbons sur l’oreiller, minibar, télé et belle pile de serviette dans la salle de bain. Entre dans la chambre un homme avec une valise, il regarde, marche, gesticule, il ne dit pas un mot, cela dure bien cinq minutes et c’est hilarant. Le Français, lui, met sur le plateau un être seul, une actrice (dans le texte édité il est écrit « Une voix dans le noir »), Agnès Sourdillon, habituée du monde novarinien. Elle nous décrit par le menu le décor qui pourrait être celui d’un chef-d’œuvre vaudevillesque de la fin du XIXe siècle. Tout est dit, du « guéridon Louis XVI » à « la marie-louise mordorée » en passant par « la console Vincent Auriol ». Mais de cela nous ne verrons rien, le plateau reste nu, cela dure bien cinq minutes et c’est hilarant.
La Novarinie est un pays situé entre Thonon-les-Bains et le Col du feu et qui a la particularité d’avoir une démographie galopante pour des raisons qui échappent aux courbes de la statistiques, du chômage et du corps humain. Chaque année, on y compte de plus en plus en d’habitants et, présentement, Le Vivier des noms nous offre le dernier état du recensement. C’est présenté par une nouvelle venue, « l’Historienne » en robe mi-blanche, mi-noire (c’est un spectacle résolument antiraciste), qui fait l’inventaire en commençant par l’entrée d’Adam (c’est une tradition locale déjà observée lors de la grande fête où l’on intronisa les 2700 et des poussières personnages du Drame de la vie) qui pose la question devenue rituelle : « D’où vient qu’on parle ? Que la viande s’exprime ? »
Surgissent ensuite des tas de quidams ; citons un tout petit échantillon : « la Périphérienne, la Vulvienne de Han, l’Enfant de Parlamus, le Pousseur de corps, le Dernier vivant, l’Ambulancier Glodon ». Cet ambulancier aime bien pousser les morts en scène, lesquels, en Novarinie, ont le don de la parole comme les vivants. « J’ai mal au fond, j’ai l’corps qui s’emplit d’ondes ; je ne veux plus travailler à aucun rythme ; j’ai malaufond », dit le mort. C’est un râleur. Il s’éclipsera vite. Tout comme « le Conducteur de tombe ». D’autres vivent plus longtemps que les morts. C’est le cas de « l’Ouvrier du drame », une vieille connaissance, qui est souvent venue au Festival d’Avignon et qui a ces mots qui valent la peine d’être cités et médités : « Nous souffrons de ne pas avoir la parole et cependant nous ne la prenons pas. » J’ai personnellement un faible pour « le Déséquilibriste » qui porte bien son nom, jugez un peu la force de frappe de cette attaque frontale : « Quel moi ? Je tu il. Moi toi lui. Quel moi ? Qui es-tu ? Personne : quelqu’un avec "personne" dedans ». C’est goûteux, non ?
Et ça défile. « Les Nihilistes, l’Homme monotone, Jean d’Oléron, Jean d’Ut, le Bonhomme de glaise, les Prisonniers Son et Lumière, Jean Méo » et bien d’autres qui ne font qu’entrer par la bouche de métro de « l’Historienne » pour aussitôt sortir. Faut suivre. L’un des Nihilistes , probablement dissident, reviendra seul tailler une bavette avec « l’Enfant millimétrique », « le Souffleur Bordiaque », « la Mangeuse de Oui » et quelques autres. J’adore les dialogues entre « le Bonhomme de bois » et « Jean Chaotique ». Le premier demande au second : « Qu’as-tu donné à manger à ton cadavre de corps ? » - « Du cadavre », répond-il. Imparable.
On ne peut pas tous les citer comme disent les critiques de théâtre en parlant des acteurs. Profitons-en pour, justement, citer les acteurs, et tous, car tous y vont à fond le gosier, les mandibules, les gambettes et les manettes : Julie Kpéré, Manuel Lelièvre, Dominique Parent, Claire Sermonne, Agnès Sourdillons, Nicolas Struve, René Turquois et Valérie Vinci. Les burinés arpenteurs de la Novarinie (qui se nourrissent de discours aux animaux, de monologues, de scènes, du mot oui et d’opérette imaginaire) y reconnaîtront de vieux amis.
Quittons la Novarinie pour retrouver, plus au nord, l’Estonie. L’air est plus marin, l’oxygène plus rare, le langage moins vaillant. « C’est pourquoi je pense que de nos jours, le texte n’est pas l’unique point de départ possible » d’un spectacle de théâtre, dit Tiit Ojasoo. C’est un peu le crédo de tous les spectacles du Teater N°99, groupe innovant du pays. De tels propos seraient absolument inadmissibles en Novarinie où alors l’Historienne, l’égreneuse en chef du « vivier des noms », n’aurait plus qu’à se faire balayeuse au consulat de Papouasie à Pougues-les-Eaux. Or donc, après la séquence muettement hilarante et solitaire sus décrite dans la chambre d’hôtel, après un noir bien noir, la lumière se fait sur une bande de zozos disparate, figés sur place, probablement recrutés à l’antenne Pôle emploi la plus proche.
Hôtel de la plage
L’homme explique le topo : sa femme, pour on ne sait quelle raison, a effacé ses dernières photos de vacances, or pour une raison que l’on ne comprendra évidemment qu’à la fin du spectacle, il ne peut pas s’en passer, il les veut ces photos, alors il demande à la bande de zigotos de les reconstituer. Ils s’exécutent (les préparatifs, le voyage, la chambre d’hôtel, la plage, la baignade), tout cela dans la chambre avec les moyens du bord et, clic, la photo prise est projetée sur le côté. Bidonnant. Mais à un moment l’homme s’absente et là le spectacle s’égare un peu dans des facilités, avant de retrouver ses marques à la dernière scène.
Dans Le Vivier des noms, c’est autrement que cela en vient à clocher. Les comédiens ont beau faire des pieds et des mains tout en sortant des mots de leur bouche, au bout d’un moment on commence à saturer car on fait face à une succession de séquences et non à leur articulation. On est nourris, on est contents, mais on nous gave encore, et là c’est trop. A un moment, Valère Novarina a la belle idée d’introduire en Novarinie, sans doute dans le cadre des villes jumelées, une bonne douzaine d’élèves du Conservatoire à rayonnement régional du Grand Avignon. Tous, acteurs et élèves, chantent ensemble les riches heures de la langue novarinienne. Moment exquis. Le spectacle aurait dû s’en tenir là. En haut de son souffle. Mais il continue, alors le soufflé retombe, se ride. Comme dit « le Mangeur Analogue » : « Mâchons silencieusement nos tristes bobines. »
Festival d’Avignon, Ma femme m’a fait une scène et a effacé toutes nos photos de vacances, dernière ce soir au gymnase Aubanel, 18h.
Festival d’Avignon, Le Vivier des noms au Cloître des Carmes, 22h, jusqu’au 12 juillet.
Le Vivier des noms de Valère Novarina est paru aux éditions POL, 272 p., 17€.